Il y a 50 ans éclatait l'affaire Kaczmarczyk

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Le 3 octobre 1968 s’ouvrait à Reims le procès de l’ouvrier polonais Joseph Kaczmarczyk en prison préventive depuis 10 mois car accusé du viol et du meurtre d’une fillette de 12 ans, Marie-Claude Gervais. Cette affaire, qui fut comparée en son temps à l'affaire Dreyfus, est bien oubliée aujourd’hui. C’est l’occasion de la rappeler en publiant le chapitre que l’avocat activiste Denis Langlois lui a consacré dans son livre "Les dossiers noirs de la police française" publié en février 1971 par les éditions du Seuil.

Couverture du livre "Les dossiers noirs de la police française"

Couverture du livre "Les dossiers noirs de la police française"

Voici ce chapitre recopié par La Gazette du Citoyen:

L'affaire Kaczmarczyk

Par Denis Langlois pour "Les dossiers noirs de la police française"

Nous sommes à la fin de l'année 1967. Un crime affreux bouleverse l'opinion publique: le petit Emmanuel Malliart vient d'être assassiné à Versailles. Quatre jours plus tard, le 8 décembre 1967, à Châlons-sur-Marne, c'est une fillette de 12 ans, Marie-Claude Gervais, qui disparaît. On l'a vue pour la dernière fois à 18 heures devant la cathédrale de Châlons. Elle sortait de son école pour se rendre à celle de son petit frère, Jean-François, qu'elle devait ramener à la maison.

Des recherches sont immédiatement entreprises. Elles aboutissent, vers 21 heures, à la découverte du cartable de la fillette qui flotte sur le canal de l'usine hydro-électrique de Condé-sur-Marne, à 17 kilomètres de Châlons.

Le surlendemain, le canal est vidé et l'on découvre le corps de Marie-Claude Gervais dans un bassin de l'usine où l'eau l'a entraîné. Elle porte encore des vêtements, mais son collant et sa culotte ont été baissés jusqu'à mi-jambe.

L'autopsie révèle que Marie-Claude a eu le crâne défoncé et que son agresseur l'a violentée avant de la jeter dans le canal.

C'est la police judiciaire de Reims qui est chargée de l'enquête. Elle commence par suspecter M. Moinard, l'homme qui a repêché le cartable de Marie-Claude. Heureusement pour lui, il a un alibi.

Les soupçons des enquêteurs se portent alors sur un vagabond du nom de Marquand que sa maîtresse, pour se venger, a accusé. Sa chemise porte bien des traces de sang, mais il parviendra à se disculper. C'est ensuite le tour de deux prêtres qui habitent près de la cathédrale, là où Marie-Claude Gervais a été aperçue pour la dernière fois, mais eux aussi sont finalement mis hors de cause. La police suspectera encore des professeurs, mais ils fourniront à leur tour des alibis.

A la fin du mois de décembre, la police pense être sur la bonne piste. Le commissaire Brisset, qui dirige l'enquête, estime que le coupable ne peut être "qu'un homme dont les agissements envers les fillettes sont suspects". Or, on lui signale qu'à plusieurs reprises le conducteur d'une Estafette jaune a été vu importunant des enfants. Marie-Claude Gervais avait elle-même été poursuivie quelques mois auparavant par cet homme et avait dû, pour lui échapper, se réfugier dans le couloir d'une maison. Elle en avait parlé à ses parents.

La police fait donc établir, le 29 décembre 1967, un portrait-robot du conducteur de l'Estafette et le diffuse dans toute la France. Malheureusement, cela ne donne rien.

Entre-temps, à Versailles, le coupable a été arrêté. Il faut arrêter celui de Châlons. De tous côtés on le réclame avec insistance. Du ministère de la Justice et de celui de l'Intérieur arrivent des télégrammes impatients.

Alors brusquement, l'enquête prend une autre direction. Le commissaire Brisset tient le raisonnement suivant: "Marie-Claude Gervais était assez timide et réservée. Ses parents l'avaient souvent mise en garde contre le danger de suivre un inconnu. Si elle était montée sans réticence dans la voiture de son agresseur, c'est parce qu'elle le connaissait. L'assassin est donc un familier de la famille Gervais."

Le 18 janvier 1968, soit quarante jours après le crime, Joseph Kaczmarczyk est arrêté.

Joseph Kaczmarczyk, c'est un ouvrier polonais de 36 ans, qui habite dans l'impasse de la Saulx, juste en face de la famille Gervais. Il a un petit garçon de 8 ans qui va à la même école que le frère de Marie-Claude et il lui arrivait de ramener les trois enfants en voiture. Il a donc pu approcher facilement Marie-Claude qui le connaissait bien.

Il n'y a pas l'ombre d'une preuve contre lui, mais avec ses cheveux trop blonds et son nom imprononçable, il fait un coupable rêvé.

Pour commencer, pendant 36 heures d'affilée, il est interrogé au commissariat de Châlons. Mais il nie farouchement jusqu'au bout.

Qu'importe, on interroge les voisins, on échafaude des hypothèses. L'essentiel est que le "monstre" qui a violé et assommé Marie-Claude soit sous les verrous. Un télégramme de félicitations arrive de Paris et on peut supposer que le commissaire Brisset commence à rêver d'un avancement plus rapide que prévu.

Que peut-on reprocher à Kaczmarczyk en dehors de son origine étrangère? Il n’a pas d’alibi. Le jour du crime, il soutient qu’il a quitté son travail à 17 heures 45 et qu’il s’est rendu à Châlons pour voir son employeur, M. Lacolle. Il ne l’a pas trouvé chez lui et il est reparti. Après un bref arrêt chez ses parents à Fagnières, il est remonté dans sa voiture et a pris une route parallèle au canal qui va de Châlons à Condé, pour gagner le village de Pierry, à 35 kilomètres de Châlons, afin de se rendre compte si l’état de construction d’une maison lui permettait d’effectuer des travaux de briqueterie. Il a jeté un rapide coup d’œil sur le chantier, sans descendre de voiture, puis et aussitôt rentré à Châlons.

Il était 20 heures 45; il s’est alors rendu à nouveau chez son employeur. Il a parlé avec lui une quinzaine de minutes et lui a fait signer une feuille d’allocations familiales. Il est ensuite rentré chez lui vers 21 heures.

Malheureusement pour lui, M. Lacolle, son employeur, qui a été aussitôt entendu, affirme que Kaczmarczyk ne s’est certainement pas présenté chez lui à 18 heures, car il savait pertinemment qu’il n’était jamais rentré à cette heure-là.

En outre, il ne se souvient pas d’avoir reçu Kaczmarczyk le 8 décembre à 20 heures 45. D’après lui, cette visite a eu lieu le 4 décembre. C’est d’ailleurs la date que porte la feuille d’allocations familiales remise à Kaczmarczyk.

M. Lacolle fait de plus observer qu’il est curieux que Kaczmarczyk se soit rendu sur le chantier de Pierry sans descendre de voiture ni pénétrer dans la maison en construction. Seul, en effet, l’examen des huisseries intérieures aurait pu lui permettre de se rendre compte si la pause des briques était ou non d’ores et déjà possible. Par ailleurs, Kaczmarczyk avait travaillé trois jours auparavant sur un autre chantier à Pierry et il lui aurait été facile de faire à ce moment-là ces constatations.

Bref, l’alibi de Kaczmarczyk s’écroule, bien qu’il continue à nier de toutes ses forces et que son arrestation ait surpris tous ceux qui le connaissaient, à commencer par les parents de la petite Marie-Claude Gervais.

On interroge longuement sa femme. Elle confirme que le soir de la disparition de la fillette, Kaczmarczyk est rentré vers 21 heures; mais elle révèle qu’après avoir mangé, il lui a demandé de lui laver sa chemise et son chandail. Elle lui a répondu qu’elle n’avait pas le temps, car elle était occupée avec les voisins à rechercher Marie-Claude.

En rentrant chez elle, à 4 heures du matin, elle fut surprise de constater que son mari était encore éveillé et qu’il avait lavé lui-même sa chemise qui trempait dans la cuvette et son chandail qu’il avait mis à égoutter sur le champignon de la lessiveuse.

Pressée de questions, elle finit par reconnaître que depuis leur mariage il y a deux ans, c’était la première fois que Kaczmarczyk lavait lui-même son linge.

De là à penser que ses vêtements portaient des traces de sang, il n’y a qu’un pas qui est vite franchi.

Kaczmarczyk, qui a été arrêté alors qu’il portait encore sur lui le fameux chandail, a beau nier et affirmer que si ses vêtements avaient été tachés de sang, il n’aurait certainement pas demandé à sa femme de les laver, il est déjà le coupable et les policiers, à défaut de preuves formelles, recherchent de tous côtés des présomptions contre lui.

Mme Gervais, la mère de la victime, leur indique que le lendemain de la disparition de Marie-Claude, dans l’après-midi, alors qu’il gelait, Kaczmarczyk a lavé sa voiture et qu’il n’était pas aidé par sa femme comme c’était le cas habituellement.

Kaczmarczyk reconnaît qu’il a effectivement lavé sa voiture ce jour-là ou le lendemain, mais seulement la carrosserie et non l’intérieur.

On découvre également que Kaczmarczyk est un amateur de pêche à la ligne et qu’il pêchait souvent dans le canal où a été retrouvée Marie-Claude. Il connaissait donc parfaitement les lieux.

On a par ailleurs reconstitué le trajet aller-retour que Kaczmarczyk prétend avoir effectué au moment où Marie-Claude Gervais était assassinée. En ne dépassant jamais 60 km/heure, les policiers n’ont mis que deux heures et quelques minutes, alors que Kaczmarczyk, d’après ses déclarations, aurait mis trois heures. Il y a donc, de toute manière, un "trou" de près d’une heure dans son emploi du temps.

Les journalistes dépêchés sur les lieux apprennent, au cours de ces conférences de presse officieuses que tiennent les policiers, violant ainsi le secret de l’instruction, que Kaczmarczyk a déjà attiré à deux reprises l’attention des services de police.

Le 29 novembre 1966, vers 19 heures 15, il avait arrêté la jeune Claudine C…, âgée de 15 ans, à l’entrée de Sarry, petit village situé non loin de Châlons, en attrapant le porte-bagages arrière de sa bicyclette. Un cyclomotoriste l’avait mis en fuite.

Le véhicule de Kaczmarczyk avait été aperçu quelques instants plus tard sur les lieux. Il avait déclaré qu’au moment des faits, il se trouvait auprès de sa fiancée, sa femme actuelle. Or celle-ci reconnaît aujourd’hui qu’elle a fait en sa faveur un témoignage de complaisance.

Par ailleurs, fin avril-début mai 1967, l’attitude équivoque de Kaczmarczyk vis-à-vis de deux fillettes de Vésigneul-sur-Marne, où il travaillait sur un chantier, lui avait valu les observations d’un nommé Roger Delaval.

Interrogées par la police, les deux fillettes, Maryse Caron, 13 ans, et Florina Béato, 15 ans, affirment que Kaczmarczyk, après les avoir interpellées, les avait invitées à le suivre dans la maison en construction où il travaillait. Elles avaient refusé.

Les présomptions s’accumulent donc contre Kaczmarczyk et le juge d’instruction, M. Aldebert, malgré ses protestations d’innocence, l’inculpe d’homicide volontaire et d’enlèvement d’enfant de moins de 15 ans. Il est écroué le 20 janvier 1968 à la prison de Châlons.

Le 25 janvier, un nouveau témoignage est recueilli par la police: celui du jeune Bernard Briard, âgé de 14 ans, qui à l’heure supposée de l’enlèvement de Marie-Claude Gervais, a relevé devant la cathédrale le numéro d’une voiture suspecte.

Depuis que sa mère a été importunée par un automobiliste, le jeune Bernard a pris l’habitude de noter les numéros des voitures sur un cahier. Le 8 décembre 1967, intrigué par la présence devant la cathédrale, à proximité de l’école, d’un break Peugeot 404 de couleur sombre qui stationnait moteur en marche et veilleuses allumées, il a noté son numéro: 216 KN 51.

Il en parle à l’école et notamment à Patrice Florensan, qui n’est autre que le fils d’un sous-brigadier de police. Patrice Florensan note le numéro au dos d’une enveloppe et le communique à son père. Celui-ci vérifie au service des cartes grises de la préfecture. Le numéro 216 KN 51 est celui d’une fourgonnette Citroën et non d’un break Peugeot. Dès lors, le renseignement lui apparaît sans valeur et il ne juge pas utile d’en avertir son chef, le commissaire Nahour.

Mais lorsque Kaczmarczyk est arrêté, on gare sa 404 dans la cour du commissariat afin d’y relever d’éventuelles traces de sang ou des empreintes digitales. Le sous-brigadier Florensan aperçoit la voiture. Son numéro est 216 KM 51, soit à une lettre près celui que le jeune Briard a relevé devant la cathédrale le jour du crime. On entend le jeune Briard qui confirme le numéro qu’il a noté. Dès lors il ne fait plus de doute, Kaczmarczyk stationnait bien devant la cathédrale juste avant que Marie-Claude Gervais y soit enlevée. Pour sa perspicacité, le sous-brigadier Florensan est félicité et fait l’objet d’une promotion.

Le 12 février 1968, soit deux mois après le crime, un nouvel élément vient étayer le dossier d’accusation: une fillette retrouve les lunettes de Marie-Claude enfouies dans la boue d’un chemin à Fagnières, à quelques centaines de mètres de la maison des parents de Kaczmarczyk.

C’est assez pour envoyer Joseph Kaczmarczyk à l’échafaud. Les policiers et le juge d’instruction n’ont plus qu’à fignoler leurs rapports et leurs procès-verbaux respectifs. Le commissaire Palisson en profite pour montrer ses talents d’écrivain et rédige une page qui intéresserait fortement les psychiatres. Evoquant "l’agression" de Claudine C…, cette fillette que Kaczmarczyk aurait retenue par le porte-bagages de sa bicyclette, n’écrit-il pas: "Une quinzaine de jours avant son mariage, Kaczmarczyk, père du petit Gilles issu de son concubinage, attaquait une mineure pour manifestement assouvir un appétit sexuel anormal et en tout cas non limité par l’âge de la victime, convoitée et guettée au cours d’une soirée d’hiver. Ainsi une jeune épouse soumise, un enfant né et un à naître, n’étaient pas des facteurs suffisamment moralisants pour inciter ce mâle à réfréner ses instincts pervertis par sa faim sexuelle inassouvie"?

Pour défendre la mémoire de leur fille, M. et Mme Gervais font appel à Maître René Floriot. Quand ils l’apprennent, la femme et la mère de Kaczmarczyk, craignant que leur mari et fils ne soit condamné à mort, se rendent au cabinet de Maître Jacques Isorni – qui, après trois ans de suspension, a recouvré le droit de plaider – et lui demandent d’assurer la défense de Joseph Kaczmarczyk.

Maître Isorni prend connaissance du dossier, rencontre le juge d’instruction, rend visite à Kaczmarczyk à la prison de Châlons et arrive à la conviction qu’il est victime d’une machination.

Malheureusement, l’instruction est pratiquement terminée et Maître Isorni ne peut empêcher la chambre d’accusation de Reims de renvoyer Kaczmarczyk devant les Assises de la Marne.

C’est le 3 octobre 1968 que s’ouvre le procès (1). Le conseiller Servat préside la cour d’assises. L’avocat général Pigny occupe le siège du ministère public. Le duel Isorni-Floriot a attiré la grande foule. La salle est trop petite pour la contenir toute.

Joseph Kaczmarczyk est là dans son box, pâle, les épaules trapues, "avec un visage fruste mais avenant, de petits yeux enfoncés et des cheveux clairs plantés haut", ainsi que le décrit Raymond Thévenin.

Pour ceux qui ont lu les articles que la presse a consacrés à l’affaire, sa culpabilité ne fait aucun doute. Il n’y a certes pas de preuves formelles, mais les présomptions sont si nombreuses et surtout si accablantes. Avec Maître Floriot en face de lui, le petit ouvrier polonais aura bien du mal à sauver sa tête.

Cependant, insensiblement, au fil d’audiences interminables qui se prolongent tard dans la nuit, Maître Isorni va redresser la situation. Peu à peu, il va faire entrer dans les consciences un doute, en dénonçant les conditions dans lesquelles se sont déroulées l’enquête policière et l’instruction de cette affaire.

Tout d’abord, Maître Isorni s’étonne de ce que le pompiste chez qui Kaczmarczyk, le jour du crime, a déclaré s’être arrêté pour prendre de l’essence, n’ait jamais été interrogé par la police. En fait, il l’a été, mais comme son témoignage n’apportait rien à l’accusation (il ne pouvait affirmer que Kaczmarczyk s’était arrêté ou non), on avait négligé de dresser un procès-verbal.

Il y a plus grave. Au moment de son interrogatoire au commissariat, et comme il niait avec force avoir assassiné Marie-Claude Gervais, le commissaire Brisset lui avait dit: "Tu peux parler. On a retrouvé tes empreintes sur le cartable de Marie-Claude! "

Kaczmarczyk avait répondu que ce n’était pas impossible, puisqu’il avait plusieurs fois conduit la fillette à l’école et lui avait porté son cartable.

Or, c’était faux. Il n’y avait aucune empreinte sur le cartable.

A la barre, le commissaire Brisset, gêné, vint expliquer "qu’il était important pour les enquêteurs que Kaczmarczyk admette cette possibilité".

Scandalisé, le président Servat ne put s’empêcher de crier: "Mais, monsieur le commissaire, vous rendez-vous compte de la portée de votre réponse? Vous avez tendu un traquenard à un homme qui était présumé innocent! "

"C’est monstrueux! renchérit Maître Isorni. Voilà à quoi tient la liberté des gens! "

Et au murmure de la salle on sentit qu’il marquait des points.

Le jeune Briard, celui qui avait noté le numéro de la voiture stationnant devant la cathédrale, est venu confirmer sa déposition. Il a bien relevé sur son cahier de brouillon le numéro 216 KN 51, soit, à une lettre près, celui de la 404 de Kaczmarczyk.

"Pouvez-vous nous montrer ce cahier de brouillon? lui demande Maître Isorni.

– Ma sœur l’a déchiré."

Il avait communiqué ce numéro au jeune Florensan qui l’avait noté au dos d’une enveloppe.

"Pouvez-vous nous montrer l’enveloppe? demande Maître Isorni.

– Je l’ai perdue. "

Le sous-brigadier Florensan, pour se souvenir du numéro, l’avait inscrit, lui, sur son carnet.

"Pouvez-vous nous montrer ce carnet? " demande Maître Isorni.

Il l’a perdu lui aussi.

C’est le commissaire Brisset qui se trouve à nouveau à la barre des témoins.

"C’est bien le 25 janvier que Briard a révélé cette coïncidence entre les deux numéros d’immatriculation? lui demande Maître Isorni.

– Oui, répond le commissaire.

– Savez-vous que la presse avait publié le 22 janvier, soit trois jours avant, le numéro minéralogique de la voiture de Kaczmarczyk? "

Le commissaire fait l’étonné.

Maître Isorni sort alors de sa serviette un exemplaire de "l’Union de Reims" daté du 22 janvier. Le numéro de la voiture de Kaczmarczyk y est indiqué. Il n’a pu être communiqué que par la police, en violation du secret de l’instruction. Or, pour ne pas faire apparaître que le jeune Briard aurait pu être influencé directement par la lecture du journal, les procès-verbaux de la police n’ont pas précisé la date de la "révélation" du jeune garçon. Ils indiquent seulement que celle-ci a été faite "fin janvier".

Il y a plus. Le père de Bernard Briard indique à la barre que le lendemain de la disparition de Marie-Claude Gervais, son fils lui a bien parlé d’une voiture, mais sans donner ni la marque, ni la couleur, ni le numéro.

"On n’a tout de même pas inventé cette histoire après coup? " s’écrit Maître Floriot qui voit disparaître un élément capital de l’accusation.

Mais les jurés et le public commencent, eux, sérieusement à douter.

On en arrive maintenant au témoignage des fillettes qui ont déclaré aux policiers que Kaczmarczyk les avait importunées et avait voulu les faire entrer dans la maison en construction où il travaillait.

L’une d’entre elles, Maryse Caron, a été citée par l’accusation. Le président lui demande si elle maintient ses déclarations. Elle crispe son visage et hésite. Le président insiste et la fillette finit par avouer que rien des déclarations que lui a fait signer la police n’est exact, qu’on l’a contrainte à le faire et que jamais Kaczmarczyk ne lui a demandé, ni à elle ni à son amie, d’entrer dans la maison.

Pour ce qui est de la seconde affaire reprochée à Kaczmarczyk, Maître Isorni révèle que Claudine C…, la fillette qui accusait Kaczmarczyk d’avoir voulu "l’agresser", avait déjà précédemment accusé son beau-père de l’avoir attachée à un arbre et violée au cours d’une promenade. Le beau-père bénéficia d’un non-lieu quand il apparut que la fillette n’était qu’une mythomane. Or les policiers, qui étaient au courant de ce précédent, de même que le procureur de la République de Châlons, n’en firent à aucun moment état dans leurs procès-verbaux. Ils enregistrèrent les déclarations de Claudine C…, en sachant pertinemment qu’elle mentait.

Il faudrait reprendre point par point tous les éléments de cette affaire pour montrer de quelle façon, en se servant d’enfants, les enquêteurs ont bâtis le dossier. Qu’il nous suffise de dire que, dans le passé, un policier du même service s’était fâcheusement illustré en commettant un faux. Il s’agissait du policier Loiseau qui, nous l’avons vu, avait photographié le dessous des chaussures de l’Algérien Meyhaoui, le suspect n°1, au lieu des traces de pas laissées sur les lieux du crime. Il faut croire qu’à Reims les traditions ne se perdent pas.

Quand Maître Floriot prend la parole au nom de la partie civile, le doute s’est très nettement insinué dans les esprits de ceux qui suivent le procès.

Il lui faut donc redonner une certaine crédibilité aux présomptions de l’accusation et surtout redorer le blason de la police rémoise sérieusement écorné par les coups de boutoir de Maître Isorni.

"Les policiers, dit-il, ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour trouver la solution du problème. Ils ont interrogé Kaczmarczyk comme ils ont interrogé des centaines de personnes. Alors, pourquoi auraient-ils bâti de toutes pièces une accusation?"

Il reprend ensuite, avec ses talents de conteur, le récit du crime horrible de Châlons. Dans sa bouche, tout se suit logiquement, limpidement même. L’assassin de la petite Marie-Claude Gervais ne peut être que Kaczmarczyk.

Toute la salle est encore sous le coup de cette plaidoirie lorsque le président Servat annonce qu’en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il a décidé de faire entendre un témoin qui insiste pour déposer.

Le témoin de dernière heure s’avance vers la barre. C’est un nommé Léon Gross. Il a 52 ans.

"Je suis torturé, déclare-t-il, je veux libérer ma conscience."

Le silence s’est fait dans le prétoire. Léon Gross révèle que le 8 décembre, le jour de la disparition de Marie-Claude Gervais, il a vu une 403 noire démarrer en trombe avec une fillette à bord qui portait des lunettes et tenait un cartable à la main.

"On était en pleine affaire Malliart, explique-t-il, et j’ai pensé à un enlèvement. J’ai prévenu la police, mais on m’a mis à la porte."

La stupéfaction est totale. On fait revenir à la barre le commissaire Brisset.

"Etes-vous au courant des démarches du témoin? lui demande le président.

– Je connais effectivement ce témoin, répond le commissaire. Je l’ai vu au moins dix fois. Il nous a indiqué plusieurs numéros de voiture fantaisistes.

– Avez-vous fait vérifier ses déclarations?

– Nous ne les avons jamais prises au sérieux."

Maître Isorni bondit de son banc: "Quoi? Vous n’avez pas établi de procès-verbaux?"

Et le commissaire laisse tomber: "On a entendu des centaines de personnes sans établir de procès-verbaux."

La salle murmure. Maître Isorni se lève à nouveau.

"Cette 403, messieurs, le témoin n’est pas le seul à l’avoir vu. Deux élèves du collège en ont également signalé la présence devant la cathédrale."

Et Maître Isorni lit les procès-verbaux des déclarations des jeunes Pascal Tillier et Philippe Potier qui, à 18 heures 5, le 8 décembre, ont vu "une 403 noire stationnant devant le porche de la cathédrale, qui a démarré en trombe après qu’un homme d’environ trente-cinq ans y fut monté".

Interrogé, le commissaire Brisset répond:

"Je me souviens de ces deux garçons, mais je n’ai pas retenu leurs dépositions dans mon rapport de synthèse."

Maître Isorni laisse alors exploser sa colère:

"La justice, s’écrie-t-il, a été trompée! Et trompée à chaque moment de la procédure. Rien de tel ne s’est produit en France depuis l’affaire Dreyfus. Oui, je le dis avec force, l’affaire Kaczmarczyk commence!"

Il se produit un brouhaha. Le commissaire Brisset est là tout pantois, la main crispée sur la barre. Le président essaie de ramener le calme en demandant à Maître Isorni s’il a encore des questions à poser au commissaire.

"Non, répond Maître Isorni, je n’en poserai plus, car désormais le commissaire Brisset ne devra plus répondre qu’en présence de son avocat."

Le mot fait sensation parmi les journalistes et le public.

Les regards sont maintenant tournés vers l’avocat général. Il se racle la gorge, arrange sur son épaule son épitoge herminée et commence son réquisitoire. Il reprend les arguments de Maître Floriot et conclu, comme l’on s’y attendait, en réclamant la tête de Kaczmarczyk en faveur de qui il ne voit personnellement aucune circonstance atténuante.

Lorsque Maître Isorni se dresse avec son impressionnante carrure, le silence se fait dans la salle. Chacun sent que l’instant décisif est venu. Avec ce diable d’homme, tout est possible.

C’est à Maître René Floriot qu’il décroche ses premières flèches.

"Au cours de l’audience de ce matin, commence-t-il, Maître Floriot vous a demandé – avec quelle force! – la condamnation de Joseph Kaczmarczyk. Imaginez ce que Maître Floriot au banc de la défense eût pu vous dire. Il n’eût pas épargné cet autre lui-même, car il connait bien ce problème des erreurs judiciaires: il leur a même consacré un livre."

Et Maître Isorni en cite un passage destiné précisément aux juges et aux jurés d’assise: "C’est une entreprise malaisée que de rendre la justice. Nombre d’éléments extérieurs peuvent abuser le juge le plus attentif, un document apocryphe, un témoignage mensonger, une expertise aux conclusions erronée peuvent concourir à la condamnation d’un innocent."

Maître Isorni prend alors le livre, fait quelques pas et le jette devant Maître Floriot en lui criant:

"Floriot, il faudrait le lire au moins une fois! "

Il se tourne ensuite vers la cour.

"Aujourd’hui, déclare-t-il, Maître Floriot a ajouté spontanément un douzième chapitre à son livre, un chapitre que l’on pourrait intituler: "Comment je contribue aux erreurs judiciaires que je dénonce"."

Mouché, Maître Floriot essaie de conserver son calme, mais "le gros chat noir et blanc", comme le décrit Raymond Thévenin, a les poils quelque peu hérissés.

Maître Isorni est revenu à sa place et examine maintenant les conditions dans lesquelles l’enquête policière a été menée.

"Le crime est découvert, explique-t-il, l’opinion publique réclame le coupable. Et elle a raison. Elle a peur, elle s’impatiente. Et elle a raison. Il faut un coupable. Il faut que la police arrête l’assassin de Marie-Claude. Le pouvoir la presse. Elle reçoit des ordres. Elle n’a pas encore trouvé? Qu’elle se dépêche! Les jours passent. Elle ne le trouve toujours pas: elle est prête à arrêter n’importe qui! Ce sera Joseph Kaczmarczyk. Peu à peu s’édifiera un dossier d’instruction incroyable, le plus scandaleux que j’aie jamais vu en droit commun. Parce qu’elle emploie tous les moyens pour découvrir un coupable, la société devient elle-même coupable. Elle accuse, mais elle s’accuse. Sa police fait le pire et sa justice la couvre. On a bonne conscience: il faut se préserver d’un monstre et le châtier. C’est alors l’enchaînement: lacunes volontaires, faux procès-verbaux, témoins – des enfants! – soumis à une inadmissible pression, dissimulation de déclarations utiles à la défense, provocations, machinations montées de toutes pièces. C’est une nouvelle affaire Dreyfus!... Cette fois les policiers de Reims ont passé toute mesure. Il n’est de l’intérêt de personne, ni de la justice, ni de la police, ni de l’Etat, de se solidariser avec ces brebis galeuses!"

"Maître, je vous en prie!..." s’écrie le président scandalisé.

Maître Isorni poursuit cependant et fustige pêle-mêle le juge d’instruction, le procureur et la chambre d’accusation avant de revenir à la police et au commissaire Brisset qui, "pour son avancement, pour son ruban, pour son ambition" a besoin d’un coupable.

"Joseph Kaczmarczyk est incarcéré. Désormais il va falloir "monter" l’affaire. Pour y parvenir, on renversera le principe essentiel de la loi pénale française: au lieu de prouver la culpabilité de Kaczmarczyk, celui-ci sera présumé coupable et ce sera à lui de prouver son innocence. "Prouvez que vous êtes innocent!", voilà ce qu’on lit entre toutes les lignes du dossier. Quant à cette police qui a entraîné le juge dans cette folle arrestation, elle ne pensera plus qu’à se justifier. Elle accusera, pour se protéger de son erreur, elle qui vient d’obtenir les félicitations du directeur de la Sûreté nationale."

Le président fronce à nouveau les sourcils mais cela n’arrête pas Maître Isorni.

"Devant son dossier vide et Kaczmarczyk arrêté, dit-il, le juge d’instruction s’inquiète. La police va le rassurer et garnir ce dossier. Elle interrogera les témoins et fera pression sur eux. Elle ne les laissera pas déposer librement. Elle les convaincra que Kaczmarczyk et que s’ils ne l’aident pas, s’ils n’aident pas la justice, le monstre sera remis en liberté. Il n’est pas difficile de suggérer à demi-mots quels dangers courront alors les enfants. Et les témoins seront prêts au besoin à forcer leur vérité, avec bonne foi et avec la conscience pure des justiciers…"

Maître Isorni examine alors les différents témoignages:

"Dans le domaine des renseignements qu’on recueille sur tout accusé, Kaczmarczyk, cet ouvrier remarquable, deviendra un personnage dissimulé, un menteur, un saboteur, détesté de ses camarades. On recueillera, avec le ridicule d’y accorder quelque crédit, le témoignage d’un nommé Minet qui prétendra avoir vu Kaczmarczyk laver sa voiture au bord d’une rivière – quel crime! – et l’avoir vu regarder d’un air oblique de jeunes lavandières – ah! le monstre qui, dans le pays du Vert-Galant, eût osé regarder des lavandières! – Comme cette accumulation ne suffisait pas à faire condamner Kaczmarczyk, la police a inventé deux affaires de mœurs: le monstre était capable du fait."

Maître Isorni démonte ces deux affaires qui, nous l’avons vu, ont tourné à la confusion de l’accusation, l’une des fillettes s’étant rétractée et l’autre n’étant qu’une mythomane qualifiée par les experts de "fabulatrice perverse".

Il reprend toutes les contradictions, toutes les invraisemblances qui sont apparues lors des débats: le meurtre horrible et sadique de la petite Marie-Claude, alors que Kaczmarczyk est l’homme le plus normal, le plus sain et un père de famille exemplaire; le témoignage du jeune Briard qui s’était contenté de lire le numéro de la voiture de Kaczmarczyk dans le journal; les accusations de la propre femme de Kaczmarczyk traquée par la police et qui a déclaré à l’audience: "Après tout ce que la police m’a raconté, je ne savais plus ce que je disais"; cette fameuse pièce à conviction enfin, le chandail sanglant, que Kaczmarczyk avait encore sur le dos au moment de son arrestation et sur lequel on a trouvé aucune trace de sang.

Pour terminer le chapitre des témoignages, il aborde la miraculeuse découverte des linettes de Marie-Claude à quelques centaines de mètres de la maison des parents de Kaczmarczyk, plus de deux mois après le crime.

"J’ai pour ma part, dit-il, plus qu’une conviction, une certitude: ces lunettes ont été déposées là, le 18 février 1968, à seule fin de perdre Kaczmarczyk. Si, comme le prétend l’avocat général, ces lunettes étaient tombées au cours d’une lutte entre Kaczmarczyk et Marie-Claude, le 8 décembre 1967, elles seraient restées, jusqu’au jour de leur découverte, plus de deux mois sur la terre ou mêlées à la terre. Or, nous l’avons constaté, les lunettes ne portent aucune trace. Pourquoi la justice a-t-elle fermé les yeux? Pourquoi le juge n’a-t-il ordonné aucune expertise? Deux hypothèses sont possible: les lunettes ont été déposées là par l’assassin ou bien elles ont été placées par la police qui, persuadée de la culpabilité de Kaczmarczyk, forgeait la preuve qu’elle ne pouvait découvrir. J’affirme qu’il est impossible que les lunettes qu’on nous présente soient restées plus de deux mois sur un chemin où passaient quotidiennement des tracteurs sans avoir été cassées ou tordues. Or, les lunettes de Marie-Claude sont intactes!

"Nous voici parvenus à la minute solennelle! s’écrie Maître Isorni. Je le clame une fois de plus, de toutes les forces qui me restent et de toute ma conviction, je le clame pour vous qui allez juger, et au-delà de vous, pour ceux qui recueilleront votre jugement: Kaczmarczyk est innocent. Oui, en cette minute solennelle, tous les condamnés par erreur sortent de leurs prisons, les crucifiés descendent de leur croix et, victimes de tous les temps, s’approchent de Kaczmarczyk. Ils entourent l’accusé. Ils l’entourent de leurs chaînes et de leurs souffrances. Ils viennent aussi à mes côtés, ils m’assistent, ils m’exhortent. Ils sont la protestation éternelle. Kaczmarczyk est innocent. Dans quelques instants, vous allez délibérer, juges de la cour d’assises, et vous proclamerez cette innocence. Votre verdict sera celui de la justice retrouvée."

Kaczmarczyk se lève alors et dit simplement: "Je suis innocent."

Les jurés se retirent pour délibérer. Quarante minutes plus tard, ils sont de retour. Joseph Kaczmarczyk est acquitté. La foule qui, peu de temps auparavant, criait: "Qu’on lui coupe le cou!", hurle à présent: "Vive Kaczmarczyk!" Des spectateurs exaltés se précipitent vers Maître Isorni, le serrent dans leurs bras et lui demandent des autographes.

1 – Deux livres ont traité du procès. "A Reims, le procès de Joseph K…" par Maître Jacques Isorni, Librairie académique Perrin; "Criminels, Fous et Truands", par Raymond Thévenin, éditions Fayard.

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