Bhoutan: Quand le ‘bonheur national brut’ se paye par la torture et la purification ethnique

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Le coût silencieux du Shangri-La? La controverse sur les droits de l'homme au Bhoutan

Par Matthew Gindin pour medium.com, 17 août 2016

Une vallée au Bhoutan

Une vallée au Bhoutan

Pour beaucoup dans le monde bouddhiste occidental, le Bhoutan est devenu une terre quasi mythique. Le Bhoutan est un royaume officiellement bouddhiste lié à des lamas de renommée internationale. Il est devenu célèbre pour sa vision louée du «bonheur national brut». En 2006, il a été nommé le pays le plus heureux d'Asie et le sixième plus heureux au monde dans une enquête basée sur l'indice de bonheur national brut inspiré par le Bhoutan lui-même. En 2012, suite à une initiative du gouvernement bhoutanais, l'ONU a décidé que le 20 mars serait la «Journée internationale du bonheur». Plus récemment, les médias environnementaux ont déclaré que le Bhoutan était l'un des rares pays au monde à être non seulement neutre en carbone, mais négatif en carbone.

Le Bhoutan est vénéré pour sa résistance à la modernisation et à l'occidentalisation. Le fait qu'il soit même difficile de visiter le Bhoutan en raison de ses limites touristiques ne fait qu'augmenter sa mystique. En outre, de nombreux étudiants occidentaux du Vajrayana rêvent de retraites dans les montagnes verdoyantes et les vallées de la «terre du dragon», où les enseignements purs des lignées Kagyu et Nyingma doivent encore être trouvés.

Bonheur national brut

Dans les années 1970, le roi bhoutanais Jigme Singye Wangchuck a commencé à instituer sa vision du «bonheur national brut (GNH)», qui comprenait des mesures énergiques pour protéger la culture ethnique dominante du Bhoutan et la tradition religieuse du bouddhisme vajrayana (qu'il partage avec le Tibet). Dans les années 80, le gouvernement bhoutanais s’inquiétait de l’immigration illégale et de la préservation de l’identité culturelle du pays face à l’influence népalaise ainsi qu’au pouvoir des géants voisins, la Chine et l’Inde. Le Bhoutan a adopté une politique «une nation, un peuple» et a introduit le Driglam Namza obligatoire, l'ancien code d'étiquette sociale pratiqué par le groupe ethnique dominant, les gens de l'ouest du Bhoutan, qui sont d'origine tibétaine. Le gouvernement a décidé d'expulser des milliers de personnes d'origine népalaise, dont beaucoup vivaient dans le sud du Bhoutan depuis des générations et sont connues sous le nom de lhotshampas («sudistes»). Le gouvernement a adopté des lois obligeant les gens à porter des vêtements traditionnels bhoutanais et a interdit la langue népalaise en public, et, selon des groupes de défense des droits humains, a torturé ceux qui protestaient face à cette mesure ou qui continuaient à s’exprimer dans cette langue.

Dans un article déchirant du NY Times de 2013, Vidhyapati Mishra a écrit un compte rendu de l'expulsion de sa famille du Bhoutan. Il se souvient d'une enfance idyllique dans une ferme qui cultivait «du maïs, du mil et du sarrasin, un jardin de cardamome, des ruches et suffisamment de pâturages pour les vaches, les bœufs, les moutons et les buffles». Après la déclaration de 1989 de la politique «un peuple, un pays», cela a commencé à changer. Les séminaires hindous ont été fermés, les coutumes «bhoutanais traditionnels» ont été imposées à tous et l’école élémentaire de Mishra, qui enseignait à la population de Lhotshampa, a été fermée. Un jour de 1991, selon Mishra, des hommes en uniforme sont venus chez lui et se sont emparés de son père. Après avoir insisté pour qu'il enfile son bakku (robe traditionnelle bhoutanaise), ils l'ont traîné hors de la maison en lui donnant des coups de pied et en le giflant. Comme Mishra le décrit: «Mon père a été détenu pendant 91 jours dans une petite cellule humide. Ils lui ont posé de grosses bûches sur son corps allongé pour l’étouffer, lui ont percé les doigts avec des aiguilles, lui ont donné à boire de l'urine au lieu de l'eau, l'ont forcé à couper du bois de chauffage toute la journée sans lui donner de nourriture. Parfois, ils brûlaient des piments séchés dans sa cellule pour rendre la respiration insupportable. Il a finalement accepté de signer ce qu'on appelait des formulaires de migration volontaire et a eu une semaine pour quitter le pays que notre famille habitait depuis quatre générations.» Au moment de donner ce témoignage au NY Times, Mishra vivait dans un camp de réfugiés appelé Beldangi 2 depuis 21 ans.

La politique gouvernementale du Bhoutan a eu de tristes résultats au-delà des camps de concentration pour les gens d’origine népalaise. Un réfugié, qui a passé 17 ans dans un camp avant d’immigrer aux États-Unis, a déclaré que lors de son arrivée dans le camp, «deux ou trois cadavres» étaient emmenés chaque jour en raison du surpeuplement et du manque de médicaments. L'ONU est finalement arrivée avec de l'aide, mais les gouvernements du Bhoutan et du Népal ont refusé d'assumer la responsabilité des plus de 100,000 réfugiés vivant dans des camps. En 2007, l'ONU a décidé qu'il n'y avait aucun espoir que l'un ou l'autre pays les accueille et a commencé à envoyer des réfugiés dans le monde entier aux États-Unis, au Canada, en Australie et ailleurs. Amnesty International affirme que «la situation des réfugiés bhoutanais est devenue l'une des crises de réfugiés les plus prolongées et les plus négligées au monde».

De nombreux réfugiés ont eu du mal à s'intégrer dans leurs nouveaux foyers à l'étranger. Le taux de dépression parmi les réfugiés bhoutanais survivants s'est avéré être trois fois supérieur à celui de la population du pays d’accueil, et leur taux de suicide presque deux fois plus élevé. Vidhyapati Mishra a maintenant déménagé en Caroline du Nord, mais 27,000 réfugiés continuent de vivre dans ces camps.

À ce jour, le gouvernement bhoutanais affirme que l'exode de plus de 100,000 lhotshampas du Bhoutan était volontaire. Certains étudiants du lama bhoutanais Dzongsar Khyentse Rinpoché que j'ai contactés ont justifié les actions du gouvernement bhoutanais en affirmant que certains Bhoutanais d’ethnie népalaise ne se sont pas contentés de s'exprimer, mais ont commis des actes de violence contre le gouvernement et même des actes de terrorisme contre des citoyens bhoutanais en réponse aux lois perçues comme créant un Bhoutan monoculturel qui excluait les lhotshampas.

Jigmi Thinley, qui a écrit un article pour la compilation «Mindful Politics» publiée par Wisdom Publications en 2013 et a obtenu un diplôme honorifique de l'Université Catholique de Louvain en Belgique en 2014, a été Premier ministre du Bhoutan de 2008 à 2013. Thinley fait partie du gouvernement bhoutanais depuis 1976. Il est actuellement président du Conseil du Centre d'études du Bhoutan. En 2011, lorsque qu’il était Premier ministre du Bhoutan, il a annoncé que le gouvernement était disposé à rapatrier les réfugiés de lhotshampa après un «filtrage». Il a déclaré: «Ce sont des réfugiés économiques, ce sont des réfugiés environnementaux, ce sont des réfugiés qui causent une instabilité politique. Et ils sont victimes de circonstances indépendantes de leur volonté. Mais je maintiens que la question de savoir s’ils sont vraiment des réfugiés du Bhoutan est un sujet de discussion.»

Cette déclaration a suscité l'indignation de la communauté des réfugiés. Le gouvernement bhoutanais conteste l'affirmation selon laquelle les camps sont remplis de bhoutanais d'origine népalaise, affirmant que certains d'entre eux n'étaient que des immigrants illégaux au Bhoutan pour une courte période ou des agitateurs du Népal cherchant à entrer et à prendre le pouvoir au Bhoutan.

Des organisations de défense des droits humains comme Human Rights Watch, Amnesty International et d'autres contestent cela, tout comme le Département d'État américain. Selon Human Rights Watch, qui qualifie les politiques du Bhoutan de «nettoyage ethnique»: «Le gouvernement a promulgué des lois discriminatoires en matière de citoyenneté dirigées contre les Népalais de souche, qui ont privé environ un sixième de la population de leur nationalité et ont ouvert la voie à leur expulsion.» En 2008, HRW a noté que le Bhoutan n'avait pas rapatrié un seul réfugié, ce qui est toujours le cas. En 2007, les États-Unis ont reconnu le statut de réfugié des lhotshampas et offert l’asile à 60,000 personnes des camps. En 2011, Bill Frelick, directeur du programme pour les réfugiés de Human Rights Watch, a écrit un article demandant au gouvernement bhoutanais de rapatrier au moins certains des réfugiés âgés vivants dans les camps qui ne voulaient pas être réinstallés à l'étranger mais désiraient rentrer chez eux. Son plaidoyer est resté sans réponse.

«Ce que j'aimerais», dit aujourd'hui Vidhyapati Mishra, en écho à Frelick, «c'est que le gouvernement autorise le retour des réfugiés non encore installés dans d’autres pays. Certains d'entre eux ont refusé d'être réinstallés aux États-Unis ou ailleurs parce qu'ils veulent simplement rentrer chez eux. Au moins, si le gouvernement pouvait autoriser ceux qui ont été réinstallés à retourner provisoirement voir leur propre pays avec un visa de touriste, mais même avec un passeport américain, le gouvernement bhoutanais ne nous autorise pas à revoir notre patrie.»

Lorsqu'on lui a demandé si les camps de réfugiés avaient été infiltrés par de «faux réfugiés», Mishra a répondu que non. «Une petite quantité s'est peut-être jointe aux réfugiés par le mariage», dit-il, «mais leurs enfants, une fois arrivés à l'âge adulte, doivent quitter les camps et entrer au Népal. Peut-être y a-t-il un petit nombre de personnes qui sont devenues des membres des familles de réfugiés, mais il n'y a pas eu beaucoup de gens qui ont pénétré les camps de réfugiés. Tout le monde se connaît dans les camps et les personnes venant du Népal et prétendant être des réfugiés (dans l’espoir d’être accueilli aux Etats-Unis) sont vite débusquées.»

Le Bhoutan aujourd'hui

Selon le diplomate, «l'article 7 (4) de la Constitution du Bhoutan de 2008 stipule que tout citoyen bhoutanais a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. L'article 7, paragraphe 15, ajoute que toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit à une protection égale et effective de la loi et ne doivent faire l'objet d'aucune discrimination fondée sur la race, le sexe, la langue, la religion, la politique ou tout autre statut.»

Néanmoins, seuls les bouddhistes et les hindous sont légalement autorisés à former des organisations. 80% de la population du Bhoutan est bouddhiste et environ 20% des Bhoutanais sont des lhotshampas pour la plupart hindous. La loi de 2007 sur les organisations religieuses dit que son objectif principal est de «bénéficier aux institutions religieuses et protéger le patrimoine spirituel du Bhoutan», qui est le bouddhisme vajrayana. Dans la pratique, le gouvernement a harcelé les hindous et entravé leurs activités. Les quelque 19,000 chrétiens du Bhoutan, qui sont pour la plupart des Sudistes mais dont certains viennent aussi d’autres groupes ethniques, disent qu’ils sont traités comme des citoyens de seconde zone. Les chrétiens ont demandé à pouvoir vivre avec une identité chrétienne légale mais n'ont pas réussi jusqu'à présent. En conséquence, il n'y a pas de sépulture chrétienne, pas d'églises et pas de librairies chrétiennes.

Il y a quelques signes d'amélioration. Selon Freedom In The World 2015, le Bhoutan prend des mesures pour devenir plus authentiquement démocratique et pour plus de transparence dans le gouvernement et la légalité de son système judiciaire. Depuis 2013, les lois exigeant la tenue traditionnelle en public ont été abrogées. Lorsque l'actuel roi du Bhoutan, Jigme Khesar Wangchuk s'est marié, il a eu un mariage hindou parallèle dans le sud dans le but de forger de meilleures relations avec les lhotshampas qui demeurent au Bhoutan. Cependant, les autorités locales continueraient de harceler gravement les non-bouddhistes et les autorisations pour les activités religieuses hindoues et chrétiennes sont très difficiles à obtenir. En mars 2014, un groupe de pasteurs religieux chrétiens a été arrêté et détenu pendant un mois sans procès ni accusation simplement pour avoir dit une messe. En septembre de la même année, deux pasteurs chrétiens ont été condamnés à des peines de prison pour avoir mené des activités religieuses illégales.

Le Bouddhisme occidental et le Bhoutan

Lorsqu'on lui a demandé si quelqu'un de la communauté bouddhiste l'avait déjà approché pour lui offrir de l'aide ou entendre son histoire, Mishra a répondu que non. Néanmoins, et malgré ses mauvaises expériences infligées par le Bhoutan bouddhiste, Mishra conserve son respect pour la religion. «J'ai une grande admiration pour le bouddhisme en tant que religion. Ce qui se passe au Bhoutan n’est pas la faute des vrais bouddhistes. Le bouddhisme est utilisé pour justifier un comportement criminel.»

Les organisations bouddhistes occidentales associées aux traditions bhoutanaises sont restées largement muettes sur la persécution des minorités ethniques et religieuses au Bhoutan bouddhiste. Une page Web sur un site géré par Shambhala, une force majeure du Vajrayana occidental, avait à un moment donné un lien vers des commentaires vidéo de Dzongsar Khyentse Rinpoché sur la question. Ils sont désormais introuvables. Ils ont été supprimés soi-disant en raison de problèmes de droits de propriété sur la vidéo, selon un administrateur du site Web.

Dzongsar Khyentse Rinpoché est l'un des professeurs bouddhistes contemporains les plus populaires, et probablement celui qui a les liens les plus forts avec le Bhoutan. En plus d'être un enseignant spirituel, il est également écrivain et réalisateur et a réalisé le premier long métrage tourné au Bhoutan, Travellers and Magicians (2003). Bien qu'il enseigne activement en Occident depuis au moins 1989, l'année où la déportation des lhotshampas a commencé, et est bien connu pour son franc-parler, je n'ai pu trouver aucune déclaration publique de sa part sur les violations bhoutanaises des droits de l'homme contre les minorités religieuses. Une source parmi ses étudiants seniors m'a fourni des articles d'opinion anonymes écrits sur le Bhoutan qui affirmaient que les actions du gouvernement bhoutanais étaient largement justifiées par leur besoin de maintenir la stabilité culturelle et politique en tant qu'État-nation distinct. Les articles ont également fait valoir que le gouvernement bhoutanais avait pris des mesures pour limiter les abus envers les lhotshampas par les citoyens et les responsables gouvernementaux, et que la situation était plus compliquée que les médias occidentaux ne le pensaient. Enfin, des écrits anonymes font écho à l’affirmation de Jigmi Thinley selon laquelle les personnes dans les camps ne sont pas vraiment des réfugiés du Bhoutan. Mais, comme indiqué ci-dessus, Vidhyapati Mishra, qui a vécu à Beldangi 2 pendant 21 ans, a rejeté les allégations de «faux réfugiés» comme étant fausses et dépourvues de sens.

Réflexions finales

Beaucoup de membres de la communauté bouddhiste occidentale n'approuvent pas les actions du gouvernement qui compromettent les droits de l'homme et la dignité des réfugiés et des immigrants illégaux, ni ceux des minorités ethniques ou religieuses. Il ne semble guère correct de négliger la situation lorsqu'un pays explicitement bouddhiste choisit la realpolitik plutôt que la compassion, ou défend sa culture et ses frontières par une agression pure et simple, la violence et le nettoyage ethnique, comme l’ont démontré de multiples preuves.

Comment le gouvernement bhoutanais doit-il gérer ces problèmes? La résolution des Nations Unies sur les droits des réfugiés suggérerait que ceux qui se trouvent dans les camps ou qui ont été déplacés devraient être autorisés à rentrer. Ce serait un début vers la réparation des injustices dont les lhotshampas ont été les victimes. Frelick et Mishra ont fait valoir que le moins qu'ils pouvaient faire était de permettre aux réfugiés plus âgés vivant encore dans les camps de rentrer chez eux. Quant à la répression, le harcèlement et la persécution des minorités religieuses, c'est à la fois contraire aux principes bouddhistes et au bon sens. Les sociétés humaines, comme les jardins, prospèrent quand il y a une saine diversité et ce que les polyculturalistes appellent «bord fertile» - le lieu où deux systèmes se rencontrent. Il est peut-être temps que le Bhoutan craigne moins la diversité.

Lien de l’article en anglais:

https://medium.com/@MatthewZGindin/the-silent-cost-of-shangri-la-the-human-rights-controversy-in-bhutan-901c4adef14e

Voir aussi: «Le Bhoutan, un pays dont on parle peu sauf pour l’encenser, est en fait une dictature implacable pratiquant la purification ethnique» sur le lien suivant:

http://lagazetteducitoyen.over-blog.com/2019/07/le-bhoutan-un-pays-dont-on-parle-peu-sauf-pour-l-encenser-est-en-fait-une-dictature-implacable-pratiquant-la-purification-ethnique.h

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