Histoire: La théorie de la romancière Pearl Buck d'une ‘guerre raciale’ lors de la Seconde Guerre Mondiale

Publié le

Le 15 juin 1942, le mensuel Labour Action publie une tribune d’Harry Allen répondant à un article publié dans le New York Times 15 jours auparavant par la fameuse romancière Pearl Buck qui parlait de «guerre raciale» pour décrire la Seconde Guerre mondiale en Asie. Harry Allen est le nom de plume de l’intellectuel marxiste américain Martin Abern. Ci-dessous sa tribune (les citations entre guillemets sont de Pearl Buck):

A gauche Martin Abern, à droite Pearl Buck

A gauche Martin Abern, à droite Pearl Buck

Dans un article du New York Times du 31 mai (1942) intitulé «The Race Barrier That Must Be Destroyed (la barrière des races qui doit être détruite)», Pearl Buck, la romancière qui écrit sur l'Extrême-Orient, propose sa solution aux «problèmes raciaux» résultant de la guerre impérialiste. Elle observe la discrimination et l'exploitation des peuples coloniaux et voit tous ces peuples s'agiter comme jamais auparavant, en ressentiment contre la domination impérialiste. Et elle affirme que «l'homme de couleur n'est plus disposé à endurer son infériorité». Sa conclusion est qu'à l'avenir, les nations blanches dominantes doivent «tracer notre route non pas selon les anciennes races et empires mais selon de nouvelles lignes communes basées sur l'humanité et l'égalité coopérative.»

À aucun moment dans son long article, Mlle Buck n'indique à quoi ressemble cette «égalité coopérative» - en ce qui concerne l’implication des masses. Leur salaire, leurs heures de travail, leur niveau de vie, leurs droits politiques - elle n'en parle pas. Elle n'indique pas non plus comment «l'égalité coopérative» doit être réalisée. Est-ce que l'égalité coopérative signifie le socialisme? Ou entend-elle par là le capitalisme dans le sens de la «démocratie» américaine? Le style britannique de «démocratie» avec une exploitation coloniale impitoyable lui donne quelques scrupules. D'ailleurs, elle laisse entendre que ce sont les États-Unis, et non la Grande-Bretagne, qui décideront du destin des pays coloniaux, en supposant une victoire des Alliés. Ainsi, vraisemblablement, la «manière américaine» (style capitaliste) est ce qu'elle approuverait comme modèle, si seulement l'ordre bourgeois américain rejetait les «affligeantes» lois Jim Crow, qui ressemblent de façon embarrassante à l'exploitation coloniale et à la supériorité raciale dans l’Est (NDT: Les lois Jim Crow sont une série d’arrêtés et de règlements promulgués généralement dans les États du Sud des États-Unis ou dans certaines de leurs municipalités, entre 1876 et 1965. Ces lois, qui constituaient l'un des éléments majeurs de la ségrégation raciale aux États-Unis, distinguaient les citoyens selon leur appartenance raciale et, tout en admettant leur égalité de droit, elles imposèrent une ségrégation de droit dans tous les lieux et services publics).

Mlle Buck écrit:

«Le fait est que, et le plus tôt nous le réaliserons mieux ce sera, que trop de gens de l'Orient n'ont pas aidé les gens de l'Occident dans cette guerre. L'homme blanc ... a eu peur de dire à quel point il est désespéré et désabusé ... Si les Alliés avaient été pleinement aidés par la population coloniale, le Japon n'aurait pu gagner aucun territoire.»

Ces déclarations sont vraies. Mais à part de petits groupes en Birmanie, que le Japon a réussi à corrompre, les peuples coloniaux n'ont pas non plus été enthousiasmés par les impérialistes japonais.

Pourquoi ne l’ont-ils pas été? S'il s'agit d'une «guerre raciale», comme l'indique Mlle Buck, pourquoi les masses de Singapour et de Birmanie n'ont-elles pas accueilli leurs frères de race (les Japonais) et ne les ont-elles pas aidés en masse dans la lutte contre l'impérialisme britannique et allié? Pourquoi les millions d’Indiens ne souhaitent-ils pas la bienvenue aux Japonais et ne les aident-ils pas à renverser une fois pour toutes le joug impérialiste britannique blanc?

Dans la «guerre raciale» de Mlle Buck, on trouve la Chine (une nation jaune) d'un côté du camp impérialiste, subordonnée aujourd'hui aux exigences de l'impérialisme américain et britannique tandis que le Japon (une autre nation jaune), fer de lance d'un ambitieux impérialisme croissant, se trouve dans l’autre camp. Une nation jaune (Japon) bombarde et détruit sans honte une autre nation jaune (Chine), affamant, blessant et tuant des millions de Chinois.

Comment le peuple colonial voit la guerre

Avec toutes ces preuves devant leurs yeux, le peuple "coloré" ne peut qu'instinctivement sentir que fondamentalement ses "libérateurs" colorés de l'impérialisme "blanc" ne sont pas différents de leurs dirigeants coloniaux actuels. Ils estiment que si les impérialistes japonais étaient victorieux, ils continueraient essentiellement à les exploiter de la même manière. Le «peuple d'Orient» a déjà le sentiment que ses intérêts en tant que peuple exploité ne lui permettent aucun choix parmi les camps impérialistes.

Ce que Miss Buck ne voit pas et ce que les masses coloniales n’ont pas encore compris, c’est qu’elles sont déjà un facteur décisif dans l’ensemble de la situation de guerre. Elles peuvent décider de leur propre destin - se libérer de toute domination et fixer leur propre voie vers l’indépendance - au moment où elles réaliseront leur propre force. Elles doivent d'abord proposer leur propre programme de classe en tant que peuples exploités; trouver des moyens de s'armer et de se défendre; puis elles seront en mesure d'expulser tous les envahisseurs. En ce sens, les peuples coloniaux n'ont qu'à prendre leur propre liberté. Ils n'ont pas à dépendre de la bonne volonté et de l'«humanité commune» de leurs oppresseurs.

Les «blancs», les impérialistes occidentaux, sont désespérés, car ils se rendent compte que les masses exploitées non seulement ne les aident pas, mais sont plus que susceptibles de les éliminer complètement de la scène si l'occasion se présente. Les impérialistes japonais se rendent également compte que leurs conquêtes militaires se transformeront en «terre brûlée» si les peuples coloniaux dont ils ont conquis le pays décident de résister aux envahisseurs.

En outre, dit Mlle Buck, «Il est possible que nous soyons déjà engagés dans la plus âpre et la plus longue des guerres humaines, la guerre entre l'Orient et l'Occident, et cela signifie la guerre entre l'homme blanc et son monde et l'homme de couleur et son monde.» Ici encore, elle nie ou elle ignore l'essence de l'impérialisme, qui se joue de toutes les couleurs de peau. Les impérialistes japonais, se faisant passer pour les porte-drapeaux des peuples de couleur, ont trouvé facile d'allier leur cause aux tenants de la «pureté aryenne», les nazis allemands. La manière dont les citoyens de chaque pays interviendront traversera également les lignes raciales - en fonction des problèmes sociaux et économiques.

Que «l'homme de couleur ne veuille plus endurer son infériorité» est un fait. Il n'a jamais été «disposé» à le supporter. Il n'a pas encore complètement appris, mais apprend vite à se débarrasser du joug. Il découvre progressivement que la couleur et les divisions raciales sont encouragées par son oppresseur pour l'empêcher de lier consciemment son destin de colonial exploité avec des travailleurs d'autres pays.

Que promet l'impérialisme des Alliés?

«La vérité est,» en poussant plus loin que les autres peuples coloniaux, «que l'Inde est devenue l'affaire des Alliés et n'est plus la possession d'aucun pays ... Est-ce anti-britannique? Non, dans le vrai sens du terme, c’est pro-britannique.» Là encore, Mlle Buck en dit plus qu'elle ne le pense peut-être. L'impérialisme britannique n'a plus sa place parmi les masses indiennes. Les impérialistes américains font en effet de l'Inde leur business. Notez que l'administration Roosevelt, la grande force «morale» dans la lutte «démocratique» contre les nations de l'Axe, n'a ni déclaré ni conseillé au peuple indien de procéder à l'établissement de son indépendance nationale aujourd'hui.

Démocratie? Indépendance? Abolition de l'impérialisme? Les États-Unis se saisissent de la Martinique; les Britannique se saisissent de Madagascar. Conseillent-ils et proclament-ils l'indépendance de ces colonies de l'impérialisme français? Pas du tout; ils sont occupés pour des «raisons militaires» et seront «détenus en fiducie» pour l'Empire français jusqu'à la fin de la guerre. Et puis revenons aux anciennes manières impérialistes!

«L'aspect tragique de tout cela», conclut Mlle Buck, «c’est que la barrière entre l'Orient et l'Occident est artificielle.» C'est potentiellement une déclaration exacte et significative. Mais seuls les travailleurs et tous les peuples exploités peuvent lever cette barrière. Par la lutte des classes qui oppose notre classe, quelle que soit sa race, sa couleur, sa croyance ou sa nation, à la classe impérialiste, quelle que soit sa race ou sa couleur, viendra la fin de la division des couleurs, de la discrimination et de l'exploitation.

Lien de l’article en anglais:

https://www.marxists.org/history/etol/writers/abern/1942/06/buck.htm

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article