Des femmes musulmanes thaïlandaises unissent leurs forces contre la violence domestique dans le Sud profond du pays

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Des groupes de femmes dans le sud profond de la Thaïlande s'opposent à un contexte religieux conservateur, faisant remonter à la surface des sujets tabous tels que la violence domestique tandis qu'elles bouchent des trous dans les services gouvernementaux et offrent aux femmes victimes de violence une issue indispensable

Par Ryan Anders et Wildan Muna pour Southeast Asia Globe le 6 mai 2021

Il y a un peu plus de deux ans, dans le sud de la Thaïlande, Fatima, dont le nom a été changé ici, a couru chez ses parents pour essayer d'empêcher son mari de partir avec leur bébé de quatre mois.

Fatima et sa mère ont essayé de le retenir, mais après avoir mis le bébé dans la voiture, il a attrapé la mère de Fatima autour du cou, l'étouffant, afin de se libérer des deux femmes.

«Fatima s’est évanouie devant la voiture, mais il a démarré avec l’enfant à l’intérieur, en heurtant les jambes de ma sœur», a déclaré la sœur de Fatima, s’adressant à Southeast Asia Globe. «Elle a eu de la chance de n’avoir aucune fracture, mais elle est tombée en état de choc, a été heurtée par la voiture et a vu son enfant se faire voler.

Isolées géographiquement et culturellement du gouvernement central thaïlandais, les femmes musulmanes thaïlandaises des provinces les plus méridionales du pays travaillent ensemble pour lutter contre la violence domestique contre des femmes comme Fatima, qui sont souvent ignorantes ou incapables d’avoir accès au soutien du gouvernement. Ensemble, une coalition de groupes de femmes et d’ONG ont organisé leurs propres réseaux de conseils, notamment deux bureaux dans les principales mosquées de la ville de Yala et Narathiwat.

L'ouverture de bureaux dans ces locaux, où se trouvent également les principaux centres islamiques des deux provinces, a nécessité l'approbation préalable des chefs religieux locaux, exclusivement masculins, qui dans le passé ont résisté à la participation des femmes à la résolution des problèmes de conflits matrimoniaux.

«Nous écrivons et enregistrons tout dans un document. Nous commençons par leur demander des détails, puis nous écoutons», a expliqué Rusleena Saleng, la conseillère du bureau de Narathiwat, le centre d'autonomisation et de conseil pour les femmes, qui a ouvert ses portes en 2018.

«Nous avons eu un total de 300 cas en 2018 et avons résolu 100 d'entre eux, ce qui est un bon résultat», a commenté Saleng depuis leur seule pièce avec de grandes fenêtres donnant sur les allées et venues de la mosquée.

Le centre d'autonomisation et de conseil à Narathiwat avec Rusleena Saleng (à gauche) et Zainab Hajimaming (à droite) (Crédit photo: Ryan Anders)

Le centre d'autonomisation et de conseil à Narathiwat avec Rusleena Saleng (à gauche) et Zainab Hajimaming (à droite) (Crédit photo: Ryan Anders)

Les deux bureaux sont dotés d'un conseiller rémunéré à temps plein et d'une poignée de bénévoles à temps partiel. Le personnel entièrement féminin et entièrement musulman parle le thaï en plus du jawi, la langue de la famille malaise couramment utilisée dans le sud profond de la Thaïlande, les trois provinces les plus au sud de Narathiwat, Yala et Pattani.

Avant que la plupart des femmes ne viennent au bureau, elles ont généralement traversé une longue période d'abus, selon des chercheurs thaïlandais de l'Université Walaliak, qui ont interrogé des femmes du Sud profond en 2019, publiant leurs conclusions dans un rapport commandé par OXFAM International appelé «Break the Silence». Leurs découvertes ont montré que les victimes là-bas croyaient qu’une femme musulmane pieuse ne parlerait pas de ses problèmes conjugaux avec les autres, ni avec la police, les prestataires de soins médicaux, les chefs religieux masculins ou même les femmes de la famille.

L'équipe de recherche de l'Université Walaliak a révélé des cas de femmes qui avaient été «tenues sous la menace d'une arme à feu, frappées à coup de crosse de fusil, étranglées et frappées au visage, et maintenues en résidence surveillée». L’un des coauteurs de l’enquête, Amporn Marddent, a déclaré à Southeast Asia Globe que le maintien des problèmes de violence au sein de la famille est la norme dans le sud profond de la Thaïlande.

«Faire honte en parlant des problèmes de violence domestique avec des personnes à l'extérieur de la maison, ce n'est pas la culture de la région», a déclaré Marddent. «Ils s'adressent d'abord à l'Imam, mais l'Imam n'a fondamentalement pas les compétences, ou il ne comprend pas et essaie de minimiser les problèmes.»

Fatima s'est d'abord adressée à son imam pour obtenir de l'aide, mais comme sa sœur l'a décrit: «Notre imam local ne lui a pas prêté beaucoup d'attention. Il ne savait pas à quel point ma sœur avait souffert et souffrait au plus profond d’elle.»

Lorsqu'une femme vient enfin chercher de l'aide, les conseillères des bureaux prennent soin d'enregistrer les détails de leur cas, notant même des preuves de violence physique que les érudits religieux peuvent ensuite utiliser pour prononcer un divorce si nécessaire. La collecte de telles preuves est un aspect particulièrement utile du travail du bureau, car les érudits religieux ne sont pas autorisés à voir les parties intimes du corps des femmes et n’avaient auparavant aucun moyen de vérifier que des violences physiques avaient bien eu lieu.

En 2020, il y a eu un total de 3030 cas dans les bureaux de conseil de Narathiwat et de Yala combinés, selon des documents partagés avec Southeast Asia Globe. La violence physique était une composante dans 23% de ces cas - 201 cas à Narathiwat et 486 à Yala.

Les femmes peuvent parler de n'importe quoi en toute confiance, mais la plupart viennent discuter de problèmes liés à leur mariage, qu'il s'agisse de violence psychologique ou physique, de drogue ou d'alcool entre conjoints ou d'un soutien financier insuffisant. Dans un grand nombre de cas, les femmes ont demandé des informations sur le divorce, forçant Saleng à choisir ses mots avec soin.

«Aider les femmes à divorcer équivaut à vouloir qu’elles divorcent», a déclaré Saleng. «Il est interdit dans l'Islam de promouvoir le divorce, donc la seule chose que nous pouvons faire est de leur demander comment elles vont et de leur donner des conseils procéduraux.»

Donner des conseils concernant les conflits conjugaux est un domaine que les chefs religieux masculins se réservent toujours exclusivement pour eux-mêmes, de sorte que les conseillères assurent plutôt la liaison avec les érudits islamiques au nom des femmes qui demandent de l’aide. En cas de besoin, les bureaux contactent également des représentants du gouvernement thaïlandais. Dans le cas de Fatima, le bureau l'a guidée, ainsi que sa mère, tout au long du processus judiciaire dans un département du gouvernement local, les aidant à obtenir quelques milliers de bahts (environ 100 dollars) en compensation des violences physiques subies.

Ces bureaux, et les réseaux de femmes qui les alimentent, ciblent un groupe que les programmes du gouvernement thaïlandais ne parviennent pas à atteindre: les femmes musulmanes peu instruites dans le Grand Sud.

«Le gouvernement peut aider et il y a des responsables musulmans qui travaillent également dans ces agences, mais si personne ne leur envoie une demande d'aide, ils ne sont pas conscients du problème», a précisé Saleng.

«Maintenant qu'ils ont des données de notre part, ils savent qu'il y a des femmes ici qui ont été maltraitées mais qu'elles n'ont pas pu les joindre.»

Roseedah Pusu dans son bureau de Pattani où est basé le groupe «Women Network Overcoming Violence» (Crédit photo: Ryan Anders)

Roseedah Pusu dans son bureau de Pattani où est basé le groupe «Women Network Overcoming Violence» (Crédit photo: Ryan Anders)

Mais la violence contre les femmes est un problème important dans toute la Thaïlande, pas seulement dans le Grand Sud. Une enquête de 2018 publiée dans le Journal of Family Violence, estime que 15% des femmes thaïlandaises en couple, soit environ 5 millions, ont subi des violences psychologiques, physiques et/ou sexuelles à un moment de leur vie.

Malgré l’ampleur du problème, les divers programmes gouvernementaux thaïlandais ne sont pas en mesure de cibler toutes les femmes qui ont besoin d’aide. En 2020, il n'y a eu au total que 1841 appels effectués au numéro 1300 de la hotline du gouvernement signalant la violence domestique, selon les données du ministère du Développement social et de la Sécurité humaine. Cela se compare à un total de 687 cas enregistrés à Narathiwat et Yala impliquant des violences pour la même année.

«Le problème est que les femmes ne se tournent pas vers les agences gouvernementales pour obtenir de l’aide», a déclaré Roseedah Pusu, journaliste à Pattani, qui a lancé le réseau Women Overcoming Violence en 2007.

Depuis un canapé rouge dans son bureau sur l'autoroute bruyante entre Pattani et Narathiwat, Pusu a détaillé les barrières auxquelles les femmes du Sud profond doivent faire face pour recevoir une aide gouvernementale.

«Ils utilisent une langue différente [Jawi] et en raison de leur ignorance de la loi, les programmes gouvernementaux leur sont inaccessibles», a-t-elle expliqué.

En 2017, en plus de son propre réseau de femmes, Pusu a réuni le Muslimah Women’s Club de Narathiwat, l'Association des femmes musulmanes de Yala et l'Association thaïlandaise des travailleurs sociaux. Avec le soutien d'OXFAM Thaïlande, ils ont installé les bureaux à Narathiwat et Yala, recruté des conseillers et des bénévoles et même fait venir une équipe de formateurs de Thaïlande, de Malaisie et d'Indonésie. Malgré les limitations dues à Covid-19, cette coalition a pu élargir encore son réseau de conseil ces derniers mois.

«Cette année, nous avons ouvert le premier de nos 18 bureaux au niveau du district, afin que les gens puissent s'y rendre au lieu des principaux [à Narathiwat et Yala]. Ils peuvent résoudre leurs problèmes au sein de leur propre communauté», a déclaré Pusu.

Mais bien que des milliers de femmes soient venues chercher de l’aide, on ne sait pas combien de temps les deux bureaux pourront continuer à fonctionner.

Une des menaces pour leur travail est le manque de financement. Le soutien financier d'OXFAM a expiré en 2020 et couvrait le lancement des deux bureaux, la formation du personnel et des bénévoles ainsi que les salaires des deux conseillers à plein temps. Le ministère thaïlandais du Développement social et de la Sécurité humaine (MSDHS) est intervenu cette année pour financer les postes de conseiller à temps plein mais ne s'est pas encore engagé pour 2022, malgré des preuves du monde entier selon lesquelles le travail préventif effectué par ces bureaux finit par faire économiser de l’argent au gouvernement.

Un défi supplémentaire réside dans la communauté religieuse thaïlandaise. De nombreux dirigeants islamiques, tous des hommes, sont toujours contre le fait que les femmes jouent un rôle aussi actif et visible dans les questions de conflit conjugal. Avant l'ouverture des bureaux à Narathiwat et Yala, Pusu a tenté en vain d'obtenir l'approbation des chefs religieux pour ouvrir un bureau dans la mosquée principale de Pattani.

«J'ai parlé au président [du Conseil islamique de Pattani] et il a accepté, mais lorsqu'il a proposé mon projet lors d'une réunion et a dit que le projet serait dirigé par des femmes, les autres ont immédiatement dit non», a déclaré Pusu.

Même si un financement durable peut être trouvé et un nouveau bureau établi à Pattani, ces bureaux de conseil sont intrinsèquement limités dans ce qu'ils peuvent accomplir par les communautés religieuses au sein desquelles ils opèrent et dans les dispositions de la loi thaïlandaise.

Dans le cas de Fatima, même si elle a pu obtenir le divorce, elle n’a pas pu récupérer son enfant. En l'absence de procédures supplémentaires pour améliorer sa situation, son dossier au bureau de Narathiwat a depuis été clos. Elle prend des médicaments depuis le jour où elle a perdu son enfant en avril 2019.

«Son état mental est imprévisible», a déclaré sa sœur.

Lien de l’article en anglais:

https://southeastasiaglobe.com/domestic-violence-thailand/

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