Histoire: 1944-45, Churchill écrase la résistance grecque avec l’aide des anciens collaborateurs des nazis

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Comment Churchill écrasa la résistance antifasciste de la Grèce

Par Joëlle Fontaine pour Tribune le 8 mai 2020

Les partisans de la Grèce avaient combattu aux côtés de la Grande-Bretagne contre les nazis, libérant une grande partie de leur pays. Mais pour Winston Churchill, ils étaient trop à gauche - et devaient être détruits.

Femmes de la résistance grecque

Femmes de la résistance grecque

Le 8 mai 1945, les successeurs d'Hitler signèrent la capitulation de l'Allemagne. À ce stade, la Grèce était déjà libérée depuis six mois. Pendant plus de trois ans, le peuple grec avait mené une résistance de masse contre les occupants fascistes - les Italiens, les Bulgares et surtout les Allemands - au cours de laquelle il avait fait preuve d'un courage héroïque face à une terreur sans bornes.

Pourtant, une nouvelle terreur commençait à frapper le pays; car tandis que les collaborateurs [des nazis] conservaient leurs postes à la tête de l'armée, de la police et des organismes du pouvoir d'État, les partisans étaient à nouveau persécutés, déportés et exécutés. Pendant de longues années, jusqu'en 1974, la résistance grecque a été présentée comme une entreprise criminelle par les gouvernements successifs. Si la Résistance a finalement été reconnue en 1982, elle ne fait toujours l'objet d'aucune commémoration officielle.

Peur d'une Grèce rouge

Vous êtes responsable du maintien de l'ordre à Athènes et de la neutralisation ou de la destruction de toutes les bandes de l'EAM-ELAS [Front de libération nationale - Armée populaire de libération grecque] qui s'approchent de la ville. Vous pouvez prendre toutes les mesures que vous jugerez utiles pour le contrôle strict des rues et pour la mise hors d'état de nuire de tous les groupes de perturbateurs... Ce serait bien sûr mieux si votre commandement était renforcé par l'autorité d'un gouvernement grec... N'hésitez cependant pas à faire comme si vous étiez dans une ville conquise où une rébellion locale est en cours... Nous devons tenir et dominer Athènes. Ce serait une bonne chose que vous y réussissiez sans effusion de sang si possible mais n'hésitez pas à faire couler le sang si nécessaire.

L'homme qui a écrit ces lignes n'est autre que le premier ministre britannique Winston Churchill. C'était en décembre 1944: les troupes nazies résistaient encore aux Alliés, qui progressaient lentement en Italie et étaient repoussés dans les Ardennes face à la contre-offensive finale de la Wehrmacht. Pourtant, les «bandes» ici visées par Churchill n'étaient pas des groupes de collaborateurs, mais des partisans du grand Front de libération nationale (EAM), qui avait depuis trois ans organisé une résistance de masse contre les occupants allemands.

Tout au long du XIXe siècle, la Méditerranée orientale a été le centre d'une rivalité entre la Grande-Bretagne et la Russie. La révolution bolchevique  d'octobre 1917 ayant mis fin aux ambitions de ce dernier pays dans la région, au début des années 40, la Grèce était sous influence britannique incontestée. Dans ce contexte, le pays avait une certaine importance stratégique.

Le développement d'une Résistance alliant les communistes à de petits partis pro-socialistes avait très vite sonné l'alarme au sein du ministère britannique des Affaires étrangères, qui craignait une pénétration «russe» en Méditerranée. En disgrâce au sein de la population et associée à la dictature fasciste du général Ioannis Metaxas de 1936-1941, la monarchie grecque apparaît à Churchill comme la seule force capable d'assurer le maintien de la domination britannique.

Partisans grecs

Partisans grecs

Dans ce contexte, les alliés de Londres lui ont permis d'agir à sa guise. Malgré la tradition wilsonienne - qui était officiellement hostile aux sphères d'influence, surtout quand elles troublaient la pénétration des capitaux américains et des biens américains - Franklin D. Roosevelt soutenait Churchill. Quant à Joseph Staline, il vise avant tout à mettre fin à la guerre, cherchant à éviter de compromettre sa fragile «grande alliance» avec les États-Unis et les Britanniques. Depuis mai 1944, Churchill avait cherché un arrangement sur les Balkans; Staline pouvait l'accepter d'autant plus facilement que son interlocuteur lui laissait les mains libres en Roumanie et en Bulgarie.

Tout au long de la guerre, Churchill a été soumis à la «tempête grecque». Dès mars 1941, lorsque la menace allemande sur les Balkans devint évidente, il avait ordonné à son QG du Proche-Orient de détacher cinquante mille hommes à envoyer en Grèce. Cette initiative a interrompu l'offensive britannique victorieuse en Libye, sans toutefois empêcher le déferlement de la Wehrmacht sur le territoire grec le mois suivant.

Le roi de Grèce, George II, s'est exilé à Londres avec son gouvernement - qui était en grande partie le même que sous la dictature de Metaxas. Ses forces armées ont en partie été reconstituées en Égypte et combattent aux côtés des Britanniques, qui les surveillent de près; en effet, les soldats contestent le fait que la plupart des officiers à leur tête soient des royalistes.

En Grèce même, un mouvement de résistance de masse s'est rapidement développé. Le Front National de Libération, l’EAM, voit le jour en septembre 1941. Il organise d'imposantes manifestations dans les grandes villes, et au printemps 1942, il passe à la création d'unités de maquis sous la direction de son armée populaire, l'ELAS. Dans le même temps, les agents du Special Operations Executive (SOE) britannique - créé par Churchill en 1940 pour mener des actions de sabotage derrière les lignes ennemies, en collaboration avec les mouvements de résistance dans les pays occupés - ont développé leurs propres activités dans une relative autonomie.

Les Britanniques ont tenté sans grand succès d'encourager - ou de créer - des organisations concurrentes de l'EAM. Mais les dirigeants des autres partis étaient peu tentés par une résistance active. L'EAM-ELAS reste de loin la principale organisation de résistance, indispensable d'un point de vue militaire. En échange de sa participation aux opérations prévues par les Britanniques, ses représentants sont reçus au Caire en août 1943, en vue d'un accord avec le gouvernement en exil.

Là, les Britanniques se rendent compte de l'importance que l'EAM avait prise, ainsi que de l'étendue du désir de changement au sein de la population. Au même moment, lors de la  conférence Quadrant avec Roosevelt au Québec (17-24 août 1943), Churchill voit s’envoler ses derniers espoirs d'un débarquement allié en Grèce. Pendant ce temps, l'avancée de l'Armée rouge au-delà des frontières de l'URSS ne fait plus de doute. Churchill prend maintenant les choses directement en main, malgré les réticences de ses conseillers, bloquant toute possibilité de négociation et renvoyant les délégués de l'EAM chez eux. En même temps, dans une note à son haut commandement, il rédige ce qui deviendra plus tard le plan MANNA: à savoir, envoyer un corps expéditionnaire en Grèce après le retrait des troupes allemandes.

Désormais, la mission des agents britanniques était de nuire à l’ELAS par tous les moyens disponibles. Ils tentent d'acheter ses partisans en les soudoyant avec des souverains d'or - un argument convaincant en ces temps d'hyperinflation où la livre britannique avait atteint 2 millions de drachmes. Ils financent de petites organisations concurrentes, y compris celles qui se disent «nationalistes», mais qui sont en fait complices des Allemands. Ils ont placé leurs propres hommes au sein du gouvernement collaborationniste ainsi que dans les «bataillons de sécurité» créés par Athènes.

Ces milices ont participé aux opérations des troupes nazies, avec leur cortège de massacres et de villages incendiés. Dans les villes, elles ont coopéré au blocus de quartiers entiers, encerclant un quartier au milieu de la nuit, repérant les partisans à l'aide d'indicateurs portant des masques pour ne pas être reconnus, puis les fusillant. Le double jeu des Britanniques - permettant aux chefs des milices de prétendre les servir à la fois eux et le roi - a semé les graines de la guerre civile dès l'hiver 1943-1944.

L'EAM-ELAS a néanmoins réussi à libérer une grande partie du pays. Il a établi des institutions populaires qui forment un contre-État. Les inquiétudes des Britanniques culminent en mars 1944, lorsqu'un «gouvernement des montagnes» est créé pour organiser des élections. À l'inverse, cette approche a réveillé l'enthousiasme des forces armées grecques en Égypte, qui ont immédiatement exigé que la Résistance soit incluse dans le gouvernement en exil. Churchill a répondu par une répression impitoyable. Il fit déporter des éléments «rebelles» vers des camps en Afrique et mit en place une garde prétorienne prête à retourner en Grèce avec le roi et les troupes britanniques lors de la libération.

Incapables d'éliminer par la force l'EAM en Grèce même, les Britanniques ont recourt à des manœuvres politiques auxquelles les dirigeants dans les montagnes - peu expérimentés dans ce domaine - ont du mal à répondre. Pris entre leur stratégie d'unité et leur conscience du danger d'un coup d'État venant de la droite et des Britanniques, ils tombent dans un piège lors de la conférence soigneusement préparée au Liban en août 1944.

Après beaucoup d'hésitation, ils acceptèrent la participation d'une petite minorité à un gouvernement d'unité nationale dirigé par l'homme de Churchill, George Papandreou (grand-père du premier ministre socialiste du même nom). Le mois suivant, les dirigeants de l'EAM allèrent jusqu'à reconnaître l'autorité d'un gouverneur militaire britannique, Ronald Scobie, qui doit arriver en Grèce après la libération.

Maquisards de l’ELAS

Maquisards de l’ELAS

Après la libération

Tout était prêt pour l'application du plan MANNA, qui avait été préparé l'année précédente. L'offensive victorieuse de l'Armée rouge en Bulgarie en septembre 1944 contraint la Wehrmacht à se retirer de Grèce, sous l'attaque des partisans de l'ELAS. C'est après cette retraite que le corps expéditionnaire britannique arrive, accompagné de Papandreou et Scobie. S'établissant dans la capitale le 18 octobre, les deux hommes réclament à l'ELAS de déposer les armes, alors même qu'ils rejetaient le désarmement de la garde prétorienne qui avait été formée en Égypte et, assez commodément, transférée à Athènes début novembre.

Aucun procès n'a été organisé contre des collaborateurs, et des miliciens armés circulent dans la capitale en toute impunité, persécutant les résistants. Les membres des bataillons de sécurité restent enfermés dans leurs casernes, mais ils y jouissent de bonnes conditions de vie et d'un entraînement régulier. Après avoir tenté d'obtenir des garanties tout au long du mois de novembre, les ministres de l'EAM ont finalement démissionné.

Le 3 décembre 1944, une manifestation monstre a lieu sur la place Syntagma pour exiger la démission de Papandreou et la constitution d'un nouveau gouvernement. Le massacre qui s’ensuit - la police a ouvert le feu sur des civils non armés, faisant plus de vingt morts et plus d'une centaine de blessés - déclenche l'insurrection du peuple d'Athènes. C'était le prétexte que Churchill cherchait pour pouvoir briser la Résistance.

Il ordonne alors à Scobie d'écraser les rebelles. Des armes, des avions et toujours plus de troupes (jusqu'à 75,000 hommes) sont détournés du front italien vers la Grèce. Les propositions de négociation de l'EAM sont rejetées. Comme l'a dit Churchill, «l'objectif clair est la défaite de l'EAM. La fin des combats est subsidiaire à cela... La fermeté et la sobriété sont ce dont nous avons besoin maintenant, et non des étreintes empressées, alors que la vraie querelle n'est pas réglée.» Bravant la presse britannique et internationale - mais aussi les députés de la Chambre des communes, qui l'ont défié dans des débats houleux - Churchill reste sur ses positions.

Mal armés, mal nourris, et pour la plupart très jeunes, les partisans de l'EAM à Athènes et au Pirée tiennent 33 jours sous ce déluge de feu, faisant face à la fois aux troupes britanniques et aux bataillons de sécurité sortis de leurs casernes et réarmé pour cette même occasion. Churchill lui-même se rend à Athènes fin décembre et se résigne à forcer le roi George II - toujours à Londres - à accepter une régence. Mais il reste inflexible sur les autres garanties exigées par l'EAM.

Alors que l'ELAS était toujours présente sur le reste du territoire grec, ses dirigeants redoutaient d'imposer de nouvelles épreuves à une population épuisée et affamée: 1770 villages ont été incendiés, plus d'un million de personnes n'ont pas de toit au-dessus de leurs têtes et la production céréalière a chuté de 40 pour cent. Pendant ce temps, l'aide des Alliés ne parvient qu’à ceux qui ont collaboré avec eux. Lors de l'accord de Varkiza signé le 12 février 1945, l'ELAS accepte unilatéralement de renoncer à ses armes. Au même moment, à Yalta, Churchill proclame solennellement, avec Roosevelt et Staline, «le droit de tous les peuples d'Europe libérée à choisir leur propre forme de gouvernement».

Mais l'EAM n'était pas encore détruit. Il essaye de poursuivre son objectif de réformes majeures par des moyens légaux et est en mesure de remporter la majorité aux élections. Face à cette menace, le gouvernement travailliste britannique, qui a succédé à Churchill en juillet 1945, maintient une force d'occupation importante, tout en comptant également sur l'aide des hommes mêmes qui avaient collaboré avec les nazis et participé au massacre des résistants - notamment une police et une armée reconstituées grâce aux attentions de la mission militaire britannique. Les partisans de l'EAM sont arrêtés, condamnés et soumis à une terreur sans précédent dans les campagnes.

Dans ce contexte, des élections honnêtes étaient impossibles. Malgré cela, le ministre britannique des Affaires étrangères Ernest Bevin - soucieux de donner au pays une façade respectable à présenter aux Nations Unies - ordonne que des élections aient lieu en mars 1946. L'EAM, et l’ensemble des forces démocratiques, refusent d'y participer. La majorité de droite qui en résulta inévitablement n'a plus rien d'autre à organiser que le référendum garantissant le retour du roi en septembre suivant.

Cette fois, les Britanniques avaient atteint leur objectif. Mais entre-temps, de nombreux anciens partisans sont retourné au maquis  pour échapper aux persécutions, et le Royaume-Uni ne pouvait plus garantir la survie - et encore moins la victoire - d'une droite qu'il avait lui-même maintenu artificiellement au pouvoir. Cherchant à reprendre cette tâche, le 12 mars 1947, le président américain Harry Truman demande au Congrès de lui donner les fonds nécessaires pour «aider» la Grèce sous prétexte «d'arrêter le communisme».

En brisant la résistance grecque, les Britanniques avaient précipité le pays dans une guerre civile qui durerait - sous des formes ouvertes ou latentes - pendant une trentaine d'années, avec une brève accalmie entre 1963 et 1965. Elle ne se terminerait qu'avec la chute de la dictature des colonels en 1974. Ce «coup d'État à Athènes» nous rappelle qu'à travers son histoire, la Grèce moderne n'a bénéficié que d'une souveraineté très limitée. très limitée, comme elle en fait encore aujourd’hui la douloureuse expérience.

Lien de l'article en anglais:

https://tribunemag.co.uk/2020/05/how-churchill-crushed-greeces-anti-fascist-resistance

Sur Churchill voir aussi:

«Winston Churchill - un tyran brutal et raciste qui était à juste titre détesté par beaucoup de gens» sur le lien suivant:

http://lagazetteducitoyen.over-blog.com/2018/02/winston-churchill-un-tyran-brutal-et-raciste-qui-etait-a-juste-titre-deteste-par-beaucoup-de-gens.html

et «L'utilisation choquante des armes chimiques par Winston Churchill» sur le lien suivant:

http://lagazetteducitoyen.over-blog.com/2018/06/l-utilisation-choquante-des-armes-chimiques-par-winston-churchill.html

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