Il y a 100 ans, l'armée américaine envahissait la Russie - Les Russes se souviennent
Version original en russe de ria.ru traduit en anglais par Ollie Richardson et Angelina Siard pour Russia Insider et publié le 24 octobre 2018
Il y a 100 ans, le 15 août 1918, le département d'Etat américain déclara officiellement la rupture des relations diplomatiques avec la Russie, à la suite de laquelle les Américains débarquèrent à Vladivostok une force expéditionnaire de 8000 hommes avec le soutien du mouvement blanc et les intentions les plus sérieuses. Cela a marqué le début de l'intervention à grande échelle des pays de l'Entente dans un pays déjà plongé dans la guerre civile. Cet article de RIA couvre la mémoire laissée par le personnel militaire d'outre-mer dans l'Extrême-Orient russe.
"La nation n’existe pas"
Immédiatement après la révolution d’octobre, la Russie soviétique conclut une trêve avec l’Allemagne sur le front oriental et se retira de la guerre. Les pays de l'Entente l'ont perçu littéralement avec hostilité. Sous le prétexte de l'inadmissibilité du pouvoir dans l'ancien empire étant capturé par le "parti pro-allemand", les puissances occidentales se préparaient à intervenir dans une Russie déjà aux prises avec une guerre civile.
En décembre 1917, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et leurs alliés organisèrent une conférence au cours de laquelle une décision fut prise concernant la différenciation des zones d'intérêts sur le territoire de l'ancien empire russe et l'établissement de contacts avec des gouvernements nationaux et démocratiques. En d'autres termes, les "partenaires occidentaux" avaient prévu de se partager le plus grand État de la planète, et ce sont les représentants du mouvement blanc qui étaient censés les aider dans cette tâche. Les interventionnistes sont entrés en contact avec eux avant même l'intervention.
L'Ukraine, la Bessarabie et la Crimée furent placées dans la sphère d'influence française. L'Angleterre se réservait les "régions des Cosaques et le Caucase", l'Arménie, la Géorgie et le Kurdistan. Les États-Unis, qui étaient resté neutre pendant les premières années de la première guerre mondiale, ont donc décidé d'aider la Grande-Bretagne et la France à "explorer" la Primorye russe. Les Américains voulaient faire d'une pierre deux coups: avoir accès aux riches ressources de l'Extrême-Orient russe et empêcher le Japon - qui avait aussi pour objectif de "diviser la peau de l'ours non encore tué" - de s'y retrancher.
L’éventuelle résistance des Russes n’a pas été prise en compte. Le sénateur républicain de l’État de Washington, Miles Poindexter, appelant à une intervention, a déclaré sans ambages: "La Russie est devenue un simple concept géographique et ne sera plus jamais rien d’autre. Sa force d'unité, d'organisation et de restauration est terminée pour toujours. Cette nation n’existe plus…" L’ambassadeur des Etats-Unis en Russie, David Francis, appelait également à une intervention: "J’insiste sur la nécessité de contrôler Vladivostok et de donner Mourmansk et Arkhangelsk à la Grande-Bretagne et à la France".
L'occupation
Dès le 3 août 1918, le département américain de la Défense donne l'ordre au général William Graves d'envoyer des 27ème et 31ème régiments d'infanterie à Vladivostok, ainsi que des volontaires des 13ème et 62ème régiments. Au total, au milieu du mois, les Américains débarquaient environ 8000 militaires en Extrême-Orient. Des Canadiens, des Italiens et des Britanniques étaient également inclus dans ce corps expéditionnaire. Formellement, ce contingent devait fournir un passage sécurisé pour le corps d'armée tchécoslovaque venu des profondeurs de la Russie. En réalité, des aspirations plus mercantiles ont prévalu.
"Les interventionnistes sur le territoire de la Russie ont défendu les intérêts de leur capital financier, explique l'historien Boris Yulin. Des mines d'or, du bois et du charbon - ils avaient des projets pour tout cela. Je suis sûr que la guerre civile dans ce pays a été si longue et si sanglante uniquement à cause de cette intervention des puissances étrangères. S'il n'y avait pas eu la Légion tchécoslovaque (NDT: la Légion tchécoslovaque était composée d'environ une dizaine de millier de Tchèques et de Slovaques anciens prisonniers de guerre de l'Empire Austro-Hongrois libéré par les armées blanches à condition qu'ils combattent les Bolcheviques) et les interventionnistes, tout aurait été terminé dès 1918. Les dirigeants du mouvement Blanc accordèrent des concessions aux Américains, Anglais, Français et Japonais et promirent de payer des dettes impériales. En fait, ils ont donné aux étrangers le contrôle du territoire russe".
Les interventionnistes américains ont utilisé cette "invitation" de manière totale. Ils se sont emparés du bois, des fourrures et de l'or qui se trouvaient dans l'Extrême-Orient russe. Les entreprises américaines ont reçu l’autorisation du gouvernement de Kolchak d’effectuer des opérations commerciales en échange de crédits "City Bank" et "Guaranty Trust". Une seule entreprise a envoyé de Vladivostok aux États-Unis 15,700 livres de laine, 20,500 peaux de mouton et 10,200 grandes peaux sèches. Tout ce qui représentait une certaine valeur a été volé.
Ils n'ont pas cherché à avoir le soutien de la population locale qui supportait les partisans rouges. Dans les archives historiques de l'État russe d'Extrême-Orient "des témoignages concernant les paysans torturés et abattus ont été conservées dans le district d'Olginsky en 1918-1920". Voici l'extrait d'un de ces documents: "Après avoir capturé les paysans I. Gonevchuk, S. Gorshkov, P. Oparin et Z. Murashko, les Américains les ont enterrés vivants pour leurs liens avec des partisans locaux. Et ils ont achevé l'épouse du partisan E. Boychuk comme suit: ils ont percé son corps à la baïonnette et l'ont noyé dans une fosse à déchets. Ils ont mutilé le paysan Bochkarev avec des baïonnettes et des couteaux au point de le rendre méconnaissable: son nez, ses lèvres et ses oreilles ont été coupés, sa mâchoire a été déchirée, son visage et ses yeux ont été percés par des baïonnettes, tout son corps a été découpé. Près de la gare de Sviyagino, le partisan N. Myasnikov a été torturé de la même manière brutale - selon le témoignage d'un témoin, au début, on lui a coupé les oreilles, le nez, les mains, les jambes, puis on l'a ensuite découpé en morceaux".
Dix-neuf mois
L’historien Fedor Nesterov a écrit dans le livre "Link of times": "Les partisans du pouvoir soviétique ont été percés par des baïonnettes, coupés en morceaux, fusillés par groupes, pendus, coulés dans l’Amour, emmenés dans des "trains de la mort" tortueux et conduits dans des camps de concentration partout où "la baïonnette des libérateurs de la Russie venus d'outre-mer pouvait les atteindre". Selon lui, de nombreux paysans qui au début n’étaient pas favorables au pouvoir soviétique se sont finalement soulevés contre ces "invités" et se sont rangés du côté des partisans.
La résistance aux occupants s'est étendue. La bataille du village de Romanovka, près de Vladivostok, le 25 juin 1919, a marqué l’histoire: des unités bolchévistes placées sous le commandement de Yakov Tryapitsyn ont attaqué les positions de l’armée américaine et tué plus de 20 soldats de l’ennemi.
Après la défaite des troupes de Kolchak, l'intervention étrangère en Russie a perdu sa signification. En 19 mois de séjour dans le pays, le contingent américain en Extrême-Orient a perdu près de 200 soldats et officiers. Le dernier militaire d'outre-mer est rentré chez lui le 1er avril 1920.
Il convient de noter que même lorsque la guerre civile a pris fin et que les Américains et la majorité des puissances européennes ont reconnu l'URSS, aucun politicien occidental n'a condamné la campagne sanglante en Russie. L'attitude double face à l'occupation des territoires d'un État souverain a été caractérisée de manière plus exhaustive par Winston Churchill dans l'ouvrage en quatre volumes intitulé "The World Crisis (La crise mondiale)".
"[Les alliés] étaient-ils en guerre avec la Russie? Certainement pas; mais ils ont tiré à vue sur les Russes soviétiques. Ils se sont présentés comme des envahisseurs sur le sol russe. Ils armèrent les ennemis du gouvernement soviétique. Ils bloquèrent ses ports et coulèrent ses cuirassés. Ils désiraient ardemment et planifiaient sa perte. Mais c'était la guerre choquante! Interférence sans honte! La façon dont les Russes réglaient leurs propres affaires nous était indifférente, répétaient-ils. Ils étaient impartiaux - bang!".
Lien de l'article en anglais:
https://russia-insider.com/en/us-army-invaded-russia-exactly-100-years-ago-russians-remember/ri24498
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