Octobre 1968: Quand Derry a osé se révolter contre l'impérialisme britannique
Il y a cinquante ans cette semaine, une attaque contre une manifestation des droits civils à Derry avait provoqué l'une des plus grandes révoltes contre le régime britannique en Irlande du Nord. Simon Basketter raconte l'histoire.
Les gens se battent pour forcer la police à se retirer après que les flics aient attaqué la marche le 5 octobre 1968 (Photo: PA)
Le 5 octobre 1968, quelques centaines de personnes s'étaient rassemblées dans la région principalement protestante du Waterside à Derry, en Irlande du Nord. Il semblait peu probable qu'elles auraient beaucoup d'effet. Mais cette manifestation devait déclencher l'une des plus grandes révoltes contre l'État britannique.
Les manifestants pour les droits civils portaient des pancartes avec des messages tels que "Des classes pas des croyances". Leur manifestation avait été interdite par le gouvernement unioniste.
Entrer dans la ville fortifiée de Derry était un privilège réservé aux fanatiques sectaires de l'Ordre d'Orange.
Certains pensaient que l'interdiction de la marche avait doublé sa participation, passant à environ 600 manifestants.
Quand ils atteignirent Duke Street, deux lignes de policiers sortirent leurs matraques et se mirent à avancer vers le défilé. Ce n’était pas vraiment une charge de police car les flics avançaient lentement vers la foule, frappant durement les gens à la tête.
Dans les stations de télévision du monde entier est apparue l'image d’un homme d’âge moyen criant "Pour l’amour de Dieu, mec" avant de s'effondrer à la suite d’une attaque des policiers.
La police dans des véhicules blindés cherchait à repousser la population dans les ghettos catholiques. Bientôt, ce ne fut plus une émeute mais un soulèvement. Les nuits suivantes, des barricades furent érigées contre la police. Des cocktails Molotov firent leur apparition dans les rues de Derry.
L’un des organisateurs de la marche, Eamonn McCann, un dirigeant activiste, a écrit: "Le lendemain, il y avait une excitation palpable autour du Bogside. Il y avait partout des foules de gens qui se demandaient quoi faire ensuite. Il y avait un bourdonnement politique. Et il était clair qu'il y avait une conviction, une certitude même, que rien ne serait plus jamais pareil. Personne ne savait exactement ce qui était possible, alors tout l'était."
Griefs
Les griefs étaient nombreux. Après la partition de l'Irlande et après que les Britanniques aient été chassés du Sud en 1921, le Nord était resté sous la domination britannique. Le régime Stormont dépendait de Londres pour obtenir de l'argent.
La politique de la nouvelle entité a rapidement pris une forme rigide et figée. Pendant un demi-siècle, le parti unioniste a remporté toutes les élections, formé tous les gouvernements, fourni tous les ministres et pris toutes les décisions.
Les membres du parti étaient protestants et pratiquement tous les ministres étaient membres de l'Ordre d'Orange.
Les tendances de vote suivaient l’affiliation religieuse de manière prévisible, si bien qu’un grand nombre de circonscriptions et de conseils locaux étaient resté incontestés pendant des décennies. Peu d'efforts avaient été déployés pour coopter même les éléments les plus sensibles de la classe moyenne catholique.
Le gouvernement unioniste disposait d'un grand nombre de nominations publiques mais était fier de ne pas embaucher de catholiques.
L’État était fondé sur l’exclusion et la discrimination et le taux de chômage et d’émigration catholiques était excessivement élevé. Ce système, apparemment invincible, se reproduisant de lui-même avait un point faible: l’opposition de masse. Et le détonateur pouvant ouvrir la voie à l'opposition était le logement.
Dans la discrimination en matière de logement, le lien entre le désavantage matériel et le contrôle politique unioniste était immédiatement apparent.
Derry, comme beaucoup de villes d'Irlande du Nord, avait un système de vote délibérément discriminatoire lors des élections locales. Les hommes d'affaires riches pouvaient obtenir jusqu'à 25 voix tandis que les chômeurs n'avaient pas de voix. Le système d'élections au conseil municipal était organisé pour assurer une majorité unioniste dans une ville à majorité catholique. Les listes de logements étaient statiques afin de sécuriser la fraude électorale.
Derry était un microcosme de l'Irlande du Nord dans son ensemble. C'était un état artificiel destiné à assurer une majorité unioniste permanente.
Les activistes locaux de Derry et de Dungannon, deux des districts les plus discriminatoires, agitaient ces questions depuis 1963. À Derry, les activistes avaient organisé des sit-in, des piquets de grève et des manifestations en 1967 et 1968. La Civil Rights Association a été créée en 1967 et a permis de mobiliser les gens sur un large éventail de questions.
La première marche, de Coalisland à Dungannon dans le comté de Tyrone, en août 1968, a été suivie par 2000 manifestants. La participation d'environ 600 personnes à la marche suivante, à Derry, en octobre 1968, était moindre. C'était en partie à cause de la peur d'être attaqué. Elle était également organisée par les éléments les plus militants du mouvement.
La stabilité
À la fin des années 1960, la stabilité du Nord a commencé à être compromise par les développements au sein même du capitalisme.
Pendant la plus grande partie de leur existence, le fanatisme et le sectarisme d'Irlande du Nord ont rarement été mentionnés à la Chambre des communes. Tant les tories que le parti travailliste se sont contentés de laisser le parti unioniste à lui-même.
Une semaine après la marche initiale à Derry, deux ailes distinctes du mouvement se sont cristallisées. Un comité d’action citoyenne dirigé par les directeurs d’usine, Ivan Cooper et John Hume, a été formé. Il réunissait les principaux hommes d’affaires catholiques, enseignants et prêtres. Il visait à utiliser la colère des masses afin de créer de nouvelles ouvertures pour la classe moyenne catholique dans l'État du Nord.
Pour y parvenir, il a toutefois fallu mettre un terme aux manifestations militantes et parvenir à un compromis avec l'État d'Irlande du Nord. Mais, depuis quelques semaines, ce dernier condamnait les "hooligans" et "l'ultra-gauche". En vérité, l’état n’était pas préparé à ce stade pour faire des compromis.
Le 8 octobre, le mouvement People’s Democracy (PD, La Démocratie du Peuple) a été créée. Celui-ci organisait la gauche du mouvement et, selon son fondateur, Michael Farrell, s'inspirait de la révolte étudiante de 1968 à Paris "et des concepts libertaires et socialistes".
Pendant plus d'un an, le PD et les militants regroupés autour d'Eamonn McCann à Derry, ont constitué la force la plus active.
Cette gauche penchait pour une action directe: Sit-in, invasions de la salle du conseil et provocations contre la police.
Des tentatives ont été faites pour lier ce militantisme à un appel clair à la classe ouvrière protestante. C’est la raison pour laquelle la manifestation du 5 octobre était partie du Waterside.
Les revendications ne demandaient pas davantage d'emplois pour les catholiques et moins d'emplois pour les protestants, mais de meilleures conditions pour tous les travailleurs.
Selon la dirigeante militante Bernadette Devlin, "la base sur laquelle nous devons nous appuyer pour pouvoir communiquer avec les protestants est d'être honnêtement socialiste".
Lorsque la direction des droits civiques a instauré une trêve en 1968, le PD a organisé une marche Belfast-Derry pour exposer le sectarisme et les actes de brutalité de la police d'Irlande du Nord.
En janvier 1969, des B-Specials (policiers militaires) en permission et d'autres loyalistes attaquèrent la marche à plusieurs reprises lors de son passage par Buntollet dans la banlieue de Derry.
L'escorte de police a fait peu d'efforts pour arrêter l'attaque. Une émeute intense et de grande ampleur a éclaté à Derry le soir même après l’arrivée des manifestants. Des barricades ont été érigées à nouveau lorsque le district nationaliste de la classe ouvrière de Bogside a rejoint le centre-ville, et la police a de nouveau été exclue du secteur pendant trois jours.
Barricadé
Suivant le slogan "Free Berkeley" des manifestants étudiants aux États-Unis, la zone barricadée a été surnommée "Free Derry" (Derry Libre). Le slogan "Vous entrez maintenant dans Free Derry" fut peint sur un mur du Bogside.
Cette exclusion territoriale des forces de police a été un tournant décisif qui a illustré la fragilité du contrôle exercé par l’État sectaire sur un grand nombre des régions à prédominance catholique dépendant de son autorité.
Quelques mois plus tard, Derry fut également le site de la "bataille du Bogside". C'était une émeute à grande échelle qui éclata en août 1969 après que la police et les B-Specials eurent tenté un pogrom à travers le Bogside.
La police a perdu le contrôle de la ville et, au troisième jour des affrontements, la capacité de coercition de l'État d'Irlande du Nord s'épuisait. Le gouvernement travailliste britannique réagit en le soutenant et en envoyant des troupes dans les rues.
Le talon d’Achille du PD était sa conviction de simplement refléter les humeurs spontanées de la lutte. Avec des troupes dans la rue, cette position est devenue moins tenable. Les assauts des B-Specials, puis de l'armée britannique, ont enseigné qu'il n'y aurait pas de droits civils tant que l'Etat sectaire n'aurait pas été brisé.
L’État a réagi à la mobilisation par une répression croissante, des internements et le massacre de civils le dimanche sanglant de 1972.
Sans organisation cherchant à mobiliser les masses du Nord et surtout du Sud, l'espace de résistance fut comblé par la lutte armée contre la Grande-Bretagne.
Les républicains constituaient une infime force en Irlande du Nord en 1968. Mais leur message commença à toucher des milliers de personnes confrontées aux balles de l'armée britannique et à la campagne de terreur gratuite des escadrons de la mort loyalistes.
La profondeur de la résistance signifiait que l’État britannique ne pouvait pas réprimer l’Irlande du Nord pour ramener la stabilité. Mais la répression a affaibli le potentiel de résistance des masses qui aurait pu mettre fin à l’état sectaire.
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