Interview de Fidel Castro par le journal italien ‘L'Unita’ en janvier 1961

Publié le

A l’occasion du deuxième anniversaire de la mort de Fidel Castro, la Gazette du Citoyen a traduit une interview du dirigeant cubain par Arminio Savioli pour le journal italien ‘L'Unita’ en janvier 1961. L’interview a été publiée par le journal le 1er février 1961. La voici dans son intégralité ci-dessous:

Entretien avec Fidel Castro:

La nature du socialisme cubain

Par Arminio Savioli

Première publication: L'Unita n°32, Rome le 1er février 1961, pages 1 et 2.

Fidel Castro

Fidel Castro

La Havane, janvier 1961 - "Voulez-vous vraiment écrire que c'est une révolution socialiste? D'accord, écrivez-le. Nous n'avons pas peur des mots. Ne dites cependant pas - comme le font les Américains - qu'il existe un communisme ici, car le communisme ne peut pas être trouvé, même en Russie, quarante ans après le renversement du pouvoir... Les classes moyennes nationales, oubliez-les, mon garçon, oubliez bien que les classes moyennes nationales peuvent encore jouer un rôle révolutionnaire en Amérique latine... Oui, j'ai étudié Les œuvres de Marx et de Lénine avant même de lancer l'attaque contre Cuartel Moncada, en 1953... Une société est divisée en classes, il y a une lutte de classe: ce sont des vérités indiscutables... Non, les Américains ne nous attaqueront pas. Quoi qu'il en soit, ils peuvent choisir entre le suicide et la mort naturelle. S'ils attaquent, cela signifie un suicide, une mort rapide et certaine. S'ils n'attaquent pas, il peuvent espérer durer un peu plus longtemps..."

Je rapporte ces phrases, qui sont les plus significatives parmi celles que Fidel Castro m'a dites hier soir, lors d'une conversation qui a débuté à 2 heures et s'est terminée à 5 heures 30 ce matin. Le Premier ministre cubain m'avait promis une interview le 3 janvier lors d'une réception au palais présidentiel. Cependant, surchargé de travail politique, militaire et diplomatique et intolérant comme il est de toute planification détaillée avant les réunions, il n’a pas été en mesure ou a décidé de ne pas tenir sa promesse. La conversation d'hier soir - qui était très longue, ouverte d'esprit et cordiale - s'est produite grâce à un changement. Voici comment c'est arrivé.

À 1 heure, j'étais au night-club El Caribe, situé au deuxième étage de l'hôtel Havana Libre. Quinze jazzmen, six chanteurs et dix ballerines faisaient tout leur possible pour divertir huit clients, dont moi-même. Les serveurs bâillaient tout le temps. L'ennui était palpable. À 1 heure 30, la porte vitrée du club de nuit s'est grand ouverte. Cinq silhouettes sportives en uniforme, avec des pistolets à la taille et de petites mitraillettes sur les épaules, sont entrées dans un silence total (le tapis absorbait le bruit des bottes), se sont assises autour d'une table et ont commandé du Coca Cola.

Malgré l'obscurité (tous les clubs et bars cubains sont presque complètement noirs), j'ai reconnu les épaules lourdes et légèrement arrondies, la grande taille et la barbe noire de style Renaissance de Fidel Castro. Je me suis rapproché de lui et j'ai allumé de manière impolie une allumette sous ses yeux. C'était moi.

Comandante, ai-je dit, vous m'avez promis une interview. Fixons une date tout de suite.

Pas de ça chico (chico veut dire garçon, et Fidel appelle tout le monde chico, du moins tous ceux qu'il considère comme ses amis). Non, je déteste les dates. Assis-toi, laisse-moi me détendre un moment, demain nous en parlerons ...

Les gardes du corps (un gros en manches de chemise, un mince avec un visage espagnol immobile du type Velasquez et un noir avec un regard doux et mélancolique) fumaient en silence. Un autre soldat surveillait la porte. Les serveurs et les ballerines faisaient comme s'ils ne s'étaient aperçus de rien. La performance ennuyeuse a continué. De temps en temps, Fidel Castro applaudissait poliment. À 2 heures, il s'est levé. Puis un chanteur a crié "Viva el caballo!" El Caballo, le chevalier, c'est Fidel Castro. C'est la façon affectueuse dont le peuple se réfère à lui en raison de sa force indomptable. Le premier ministre sortit en le remerciant avec un sourire. Je l'ai suivi.

- Comandante, qu'en est-il de l'interview?

- Chico, il y a des dizaines de journalistes qui attendent...

- Comandante, j'attends depuis un mois.

- Ah? Oui, tu es le communiste italien, le Togliattiano... [du nom, Togliatti, du chef du parti communiste italien].

Fidel Castro sourit, ouvre les bras et lève les épaules (un geste habituel, un peu timide).

- D'accord, allons-y.

Nous allons à la salle des ambassadeurs et nous nous asseyons à une table de conférence sous un immense lustre d'un mauvais goût incroyable. En une seconde, dix, trente et quarante personnes nous entourent: des chanteuses mulâtresses avec des yeux maquillés en noir et bleu, des serveurs, des croupiers de casinos, des délégués latino-américains ...

Question: Comandante, quel est le caractère de la révolution cubaine?

Fidel Castro rit, allume un cigare, le manipule avec ses petites mains bronzées et ses ongles sombres.

Réponse: Vous, les journalistes, vous êtes fous des définitions et des manigances bien conçues ... Vous êtes incroyablement dogmatique. Nous ne sommes pas dogmatiques ... En tout cas, vous souhaitez écrire qu'il s'agit d'une révolution socialiste, n'est-ce pas? Et bien écrivez-le, alors ... Oui, nous n'avons pas seulement détruit un système tyrannique. Nous avons également détruit l'appareil d'État bourgeois philo-impérialiste, la bureaucratie, la police et une armée de mercenaires. Nous avons aboli les privilèges, exproprié les grands propriétaires terriens, éliminé pour de bon les monopoles étrangers, nationalisé presque toutes les industries et collectivisé les terres. Nous nous battons maintenant pour liquider une fois pour toutes l'exploitation de l'homme par l'homme et pour construire une société entièrement nouvelle, avec un nouveau contenu de classe. Les Américains (les Cubains disent simplement los americanos pour signifier les États-Unis), les Américains et les prêtres disent que c’est du communisme. Nous savons très bien que ce n'est pas le cas. En tout cas, le mot ne nous fait pas peur. Ils peuvent dire ce qu'ils veulent. Il y a une chanson, qui est populaire parmi nos paysans, qui ressemble plus ou moins à ceci: "Oiseau de mauvais augure - de trahison et de lâcheté - qui jette sur ma joie - le mot: communisme!  

Je ne sais rien des "isms". Pourtant, si une si grande conquête de bien-être social, qui peut être constatée de mes propres yeux, est appelée communisme, alors, vous pouvez même m'appeler communiste!

Question: Comandante, que pensez-vous du Parti socialiste populaire, qui est le parti des communistes cubains?

Réponse: C’est le seul parti cubain à avoir toujours appelé à un changement radical des structures et des relations sociales. Il est vrai qu'au début les communistes se méfiaient de nous et de nos rebelles. Leur méfiance était justifiée, leur position était absolument correcte, tant idéologiquement que politiquement. Ils avaient raison de se méfier parce que nous, les Sierra, qui dirigions la guérilla, étions encore pleins de préjugés et de défauts petit-bourgeois, en dépit de nos lectures marxistes. Nos idées n'étaient pas claires, bien que nous souhaitions détruire la tyrannie et les privilèges de toutes nos forces. Ensuite, nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes compris et nous avons commencé à travailler ensemble. Les communistes ont versé beaucoup de sang et fait preuve d'héroïsme pour la cause cubaine. À l'heure actuelle, nous continuons à travailler ensemble de manière loyale et fraternelle.

Question: Selon vous, après les derniers développements de la révolution cubaine, les perspectives historiques de l'Amérique latine ont-elles changé? En d'autres termes, croyez-vous que l'exemple cubain peut et doit être suivi par d'autres peuples du continent?

Réponse: Oui, je le pense.

Question: Voulez-vous dire alors que d’autres peuples devraient prendre les armes pour renverser des gouvernements dictatoriaux ou vendus aux États-Unis?

Réponse: Oui, nous espérons que d’autres suivront notre exemple. En conclusion, nous sommes tous un seul peuple, nous parlons la même langue, du Rio Grande à la Patagonie, et nous partageons une histoire commune, qui peut être résumée en quelques mots: exploitées comme des colonies d’abord par l’Espagne, puis par les États-Unis. Tout ça va s'arrêter. Il y a des pays - tiens-t-en à ça, ne les nomme pas, car je ne veux pas créer d'incidents internationaux - il y a des pays où l'esprit révolutionnaire, le patriotisme et la haine contre l'impérialisme sont beaucoup plus forts, plus vivants et plus profonds qu'ils ne l'étaient auparavant à Cuba il y a trois ans. Une révolution éclatera simultanément dans de nombreux pays d'Amérique latine, ce qui détruira les préjugés, le régionalisme et le provincialisme. L'Amérique latine deviendra alors une seule grande nation libre, civile et indépendante. Les Chinois étaient plus divisés entre eux que nous-mêmes, avec des dialectes et même des langues différentes et une multiplicité de nationalités. Et pourtant, la révolution chinoise est une et indivisible.

Question: On parle beaucoup de "voies nationales" et d'alliances... Pensez-vous que les classes moyennes d'esprit national peuvent toujours jouer un rôle positif dans les révolutions latino-américaines?

Réponse: Je n'y crois pas, je ne l'ai jamais cru. Il est vrai qu'il existe des groupes venus de la bourgeoisie industrielle qui s'opposent parfois très fortement à l'impérialisme à cause de la concurrence. Mais ces mêmes groupes détestent encore plus les travailleurs, pour des raisons de classe. Entre les monopoles américains et les bourgeoisies nationales, il peut y avoir des conflits temporaires et des escarmouches, mais il n'y a pas de véritable lutte à outrance. Il n'y a pas d'incompatibilité historique entre eux. Chez nous, notre bourgeoisie nationale est complaisante et lâche, et toujours prête à céder à l'impérialisme qui la maintient en vie et lui fournit de l'aide et des armes à utiliser contre les révolutions sociales. Les bourgeoisies nationales dorment, tout comme la bourgeoisie cubaine dormait. Les classes privilégiées ne peuvent plus participer aux véritables révolutions, et encore moins les mener, dans notre siècle. Croyez-moi, c'est la vérité.

Question: Quelles sont donc, à votre avis, les forces qui ont pour tâche historique d’organiser les révolutions en Amérique latine?

Réponse: Le prolétariat industriel et agricole, les paysans, la petite bourgeoisie, surtout les intellectuels. Je ne souhaite pas encourager les factions. Je ne nie pas non plus que certaines couches de la bourgeoisie nationale puissent soutenir, en partie et à titre temporaire, certains événements révolutionnaires. Je concède que certains enfants de la bourgeoisie peuvent entrer dans les rangs du peuple, participer aux révolutions et même les diriger, en tant qu'individus conscients, armés d'une théorie révolutionnaire (moi-même, je suis le fils de grands propriétaires terriens!). Pourtant, je raisonne d'un point de vue de classe. Il n'y a plus rien de bon à attendre de la bourgeoisie nationale en tant que classe. La même chose vaut pour les armées nationales. On trouve des officiers révolutionnaires et patriotes, mais les armées de professionnels et de castes sont comme un cancer qui doit être déraciné de l’Amérique latine. Si les armées ne sont pas démantelées, il ne peut y avoir de véritable gouvernement du peuple et les réformes sociales ne pourront être adoptées. A la moindre odeur d’une réforme, même modeste, l’armée intervient et paralyse tout. Et quand un gouvernement corrompu est sur le point de disparaître et qu'une révolution est en vue, l'armée revient avec un coup d'État et met en place un nouveau gouvernement qui est pire que celui qui l'a précédé. Ce sont les leçons de notre histoire.

Question: Dans certains pays, cependant, la bourgeoisie nationale est très forte. Il ne sera pas facile de la renverser dans son ensemble avec les propriétaires fonciers, les généraux, les cliques oligarchiques et les seigneurs...

Réponse: A Cuba aussi, le groupe féodal-bourgeois était très fort. Il contrôlait tout: l'armée, la presse, la justice, la radio, les écoles, les universités, la police, tout. Pourtant, nous avons gagné. Ouvriers, paysans et étudiants bien organisés et armés: c'est la seule force révolutionnaire de ce continent.

Question: Comandante, quelle est la contribution du camp socialiste à la révolution cubaine:

Réponse: Mon garçon, que nous serait-il arrivé si Khrouchtchev ne nous avait pas envoyé du pétrole et acheté notre sucre? Et les Tchèques n'ont-ils pas envoyé des armes pour nous défendre, des machines, des pièces de rechange et des techniciens? Nous avons ici deux ou trois cents techniciens soviétiques, de grands ouvriers, corrects, gentils, de vrais frères. L’URSS, qui veux la paix au nom de ses vingt millions de morts de la dernière guerre, a choisi de compromettre sa paix et son prestige pour nous défendre, nous une petite île. Et elle le fait sans condition aucune, sans rien demander en échange. Et vous me demandez ce que je pense du camp socialiste? Ce sont nos amis.

La voix de Fidel est rauque, mais l'indomptable caballo résiste, plaisante, rit, parle rapidement et avec concision, en utilisant des expressions vernaculaires qui rendent son éloquence plus terre à terre et si différente de l'éloquence solennelle et lente de ses discours officiels.

Maintenant, c'est au tour des autres de poser des questions? Ils lui posent des questions personnelles. L'un d'eux dit avec une certaine pomposité: "N'êtes-vous pas dans l'erreur quand vous vous réveillez le matin et pensez que vous êtes le grand dirigeant de toute l'Amérique latine?"

Fidel rougit et hausse les épaules.

"Je suis un homme comme un autre. Ici, par exemple, ce chico juste là (il me pointe du doigt) se réveille inquiet de ne pas être en mesure d'écrire un bon article. C'est vrai? Alors, je me réveille avec l'angoisse que je ne puisse peut-être pas bien faire mon travail de révolutionnaire... Et avec la peine supplémentaire d'avoir à exécuter des gens... Que pensez-vous, que nous aimons tuer? Nous sommes obligés de le faire. Les terroristes posent des bombes et tuent nos miliciens. Vous vous souvenez quand ils ont fait sauter le navire français? Il y a eu une centaine de morts. [Le 4 mars 1960, un cargo français chargé d'armes et de munitions belges a été détruit au port de La Havane] Pourtant, c’est terrible de devoir exécuter des gens (soudainement, les yeux de Fidel sont remplis de larmes et sa voix est bouleversée). Croyez-moi, c’est une lutte à mort. C’est nous ou eux. Nous devons défendre la révolution et la faire avancer. Nous ne pouvons montrer aucune pitié. Et pourtant, c'est terrible..."

Il est 5 heures 30. Fidel se lève, serre la main à tout le monde, signe patiemment et modestement des cartes postales, des images et des livres, et retrouve son beau sourire. "Adios, compagneros, muchas gracias!"

Puis, se tournant vers moi, il dit: "Tu as ton interview, Italiano? Maintenant, tu n'auras plus à me chercher..."

- Au contraire, Comandante, j'ai encore beaucoup de questions à vous poser.

- D'accord, d'accord, nous verrons ...

Puis il s'en va en marchant lentement et légèrement incliné, avec son escorte armée, et disparaît dans une grande voiture noire dans les rues de La Havane, silencieuse et déserte, balayée par un vent froid du nord.

Source: Base de données Castro Speech. Version en ligne: Castro Internet Archive (marxists.org) 2000

Lien de l'interview en anglais:

https://www.marxists.org/history/cuba/archive/castro/1961/02/01.htm

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