De l'Allemagne nazie à la Turquie ottomane, les génocides commencent dans le désert, loin des regards indiscrets
Par Robert Fisk pour Counterpunch le 29 juillet 2019
Des Arméniens sont conduits dans une prison voisine de Mezireh par des soldats ottomans armés. Kharput, Empire Ottoman, avril 1915.
Beaucoup pensent que l'holocauste juif a été programmé par les nazis dans une villa berlinoise au bord d'un lac, à Wannsee, le 20 janvier 1942. La plupart des historiens pensent encore que l'holocauste arménien a été préparé par les Turcs ottomans à Istanbul en 1915. Bien entendu, nous savons depuis longtemps que les massacres de masse des Juifs d'Europe ont commencé au moment où les Allemands ont franchi la frontière polonaise le 1er septembre 1939 - et se sont poursuivi à travers l'Union soviétique en 1941, sept mois avant Wannsee.
Mais maintenant, c’est presque incroyable, nous découvrons que la liquidation d'hommes, de femmes et d'enfants arméniens chrétiens a été fomentée le 1er décembre 1914 dans la ville éloignée d'Erzurum - et non le 24 avril 1915, date que les Arméniens commémorent, les premiers meurtres du génocide perpétré contre eux ayant eu lieu ce jour-là. En ce mois de décembre fatal, l'«Organisation spéciale» turque - l'équivalent ottoman des SS et des Einsatzgruppen allemands - organisa la liquidation immédiate des Arméniens «susceptibles de mener des attaques contre les musulmans».
Nous connaissons déjà les statistiques terrifiantes des deux génocides. Le Medz Yeghern (grand crime) arménien a détruit un million et demi d'âmes. La Shoah juive (l’holocauste), qui a débuté moins d'un quart de siècle plus tard, a détruit au moins six millions d'âmes.
Les Turcs - et hélas les Kurdes - ont commis ces crimes contre l'humanité lors de la première guerre mondiale. Les Allemands - et, hélas, de nombreux peuples slaves dans les États occupés par les nazis - ont commis ces crimes contre l'humanité lors de la seconde guerre mondiale.
Les Turcs n'ont jamais, à ce jour, reconnu leur responsabilité. Les Allemands l’ont fait. Nous évoquons toujours avec un certain respect le fait que les Turcs «nient vigoureusement» leur génocide des Arméniens. Nous condamnons toujours - à juste titre - les Européens de droite qui nient le génocide nazi des Juifs.
Mais c’est au grand historien turc Taner Akcam, dans l’exil américain qu’il s’est imposé, que nous devons ce mois-ci la révélation que les Arméniens étaient désignés pour être tués exactement 31 jours après l’entrée de l’empire ottoman dans la première guerre mondiale le 31 octobre 1914. Les premières victimes arméniennes étaient des hommes – le massacre de leurs familles prendra place plus tard - dans les provinces de Van et de Bitlis. Ce qui montre que ce crime de guerre fut perpétré principalement dans les campagnes de l'est de la Turquie, dans les villes de la périphérie plutôt que dans la capitale.
Grâce aux recherches d'Akcam dans les archives, encore inexplorées, du Premier ministre ottoman, nous trouvons, pour la première fois, émanant du siège du gouvernement local d'Erzurum et adressé aux gouverneurs de Van et de Bitlis, l’ordre secret d’arrêter des Arméniens qui pourraient être des chefs rebelles ou qui pourraient attaquer des musulmans, ordonnant «qu’ils soient immédiatement déportés vers Bitlis afin d’y être exterminés.» Pas d’euphémisme ici - comme l’infâme "solution finale" des nazis. Les autorités ottomanes utilisent le mot turc pour extermination: imha.
Dans certains villages proches de la ville de Baskale, toute la population masculine âgée de plus de 10 ans a été tuée. Deux mois plus tard, en février 1915, un député arménien du parlement ottoman envoya un rapport de Van à Talaat Pacha, le ministre ottoman de l'Intérieur à Istanbul - qui sera tenu pour responsable du génocide d'un million et demi d'Arméniens - lui disant que «des massacres sont commis dans certains villages et cantons des environs de Baskale et de Saray.» De toute évidence, les responsables ottomans locaux étaient à l’origine du génocide - et demandaient ensuite à leurs maîtres à Istanbul d’approuver leurs décisions.
Akcam a mis au jour des preuves selon lesquelles les gouverneurs locaux se rendaient parfois à Erzurum, à près de 800 kilomètres de la capitale ottomane, pour y tenir des réunions communes sur les massacres et communiquer ensuite leurs décisions à Talaat Pasha. L'un d'entre eux - quelques jours seulement avant la date à laquelle les Arméniens reconnaissent aujourd'hui le début de leur génocide - rappelle une instruction d'Erzurum au gouverneur de Bitlis d'envoyer des milices kurdes à la poursuite des Arméniens. En certaines occasions, il apparaît que les gouverneurs régionaux se rassemblaient autour d'un seul appareil télégraphique à Erzurum et conspiraient avec Istanbul dans une version au début du XXe siècle d'une conférence téléphonique sur les réseaux sociaux: réunions par télégramme.
Le fait que les gouverneurs comprenaient parfaitement la cruauté de leurs actions - et la preuve manifeste que Talaat était parfaitement au courant de leur nature criminelle - ressort clairement des instructions précisant que ces télégrammes étaient «top secret» et «devaient être décodés par le destinataire uniquement». Un télégramme précisait que «la copie du câble avait été brûlée sur place. Assurez-vous qu'Istanbul brûle sa copie.»
Le 17 novembre 1914, deux semaines à peine après que la Turquie eut rejoint ses alliés allemand et austro-hongrois dans leur guerre contre la Grande-Bretagne et la France, et bien avant la date considérée jusqu’à présent comme le début du génocide, le gouverneur d'Erzurum, Tahsin, écrivit à Talaat pour lui faire savoir que le temps était venu «de prendre des décisions et des ordres permanents concernant les Arméniens.» Talaat répliqua avec malice que Tahsin devait «répondre aux exigences de la situation ... jusqu'à ce que des ordres définitifs concernant les Arméniens lui soient donnés.»
Comme l’historien Akcam l’écrit dans le numéro de ce mois-ci du Journal of Genocide Research, Istanbul «se bornait à donner le feu vert à Erzurum pour les actes de violence qui seraient commises par la suite.» À la fin du mois de novembre 1914, on voit que Talaat donne pour instruction au gouverneur Cevdet de Van que «jusqu'à ce que des ordres décisifs soient donnés, il est nécessaire de mettre en œuvre les mesures requises par la situation, mais de façon judicieuse.»
Cevdet, sous l'autorité duquel 55 000 Arméniens furent tués, avait averti Istanbul que des bandes d'Arméniens se battaient aux côtés des Russes en Iran et dans le Caucase et que cela avait été perçu comme un «soulèvement général par les Arméniens». Les Arméniens se sont effectivement alliés aux troupes russes - car le tsar était un allié de l'entente anglo-française contre les Ottomans - avançant dans l'est de la Turquie. Les historiens arméniens reconnaissent ce fait historique mais soulignent à juste titre qu’en général, lorsque les Arméniens prenaient les armes, c'était pour se défendre des génocidaires turcs. Aux environs de Van, cependant, plus tard au cours de la guerre, il est prouvé que les Arméniens s'étaient vengés de leur propre persécution en massacrant les habitants des villages turcs musulmans locaux.
Jusqu'à présent, les historiens turcs – à part Akcam et quelques courageux collègues - ont refusé de reconnaître le génocide arménien en tant que tel.
Ils ont laissé entendre que les débarquements alliés à Gallipoli, la quatrième semaine d'avril 1915, avaient peut-être motivé l'expulsion des Arméniens, quelques heures avant l'arrestation des premiers dirigeants arméniens à Istanbul, ou la défaite turque de la bataille de Sarikamish en janvier 1915. Mais suggérer que le massacre massif d'un million et demi de personnes aurait pu être organisé en si peu de temps est ridicule. Par exemple, le gouverneur Resit de Diyarbakir informa Istanbul de ses projets plusieurs semaines avant Gallipoli, estimant «qu’il serait bon de mettre en œuvre des mesures dures et efficaces autant que nécessaire contre les Arméniens.»
Apparemment préoccupé par le fait que les meurtres commis dans son propre district de Sivas n’avaient pas reçu d’imprimatur officiel, le Gouverneur Mouammar écrivit à Istanbul dans un télégramme daté du 29 mars 1915 que «si une décision avait été prise par le [gouvernement central] concernant l’enlèvement et l’élimination (sic) méthodiques en masse, je vous demande d’en assurer la communication sans délai». D’autres gouverneurs ont évoqué «l’annihilation» des Arméniens et la «mise en œuvre de mesures d’extermination.»
Le début du génocide arménien en décembre 1914 n'a pu surprendre les autorités d'Istanbul, surtout pas Talaat. La décision d’Erzurum a été prise à l’origine par Bahaettin Shakir, chef de «l’Organisation spéciale», largement considéré comme l’architecte du génocide arménien. Il était lui-même membre du comité central du parti au pouvoir Union et Progrès et était arrivé à Erzurum en provenance d'Istanbul. Peut-être Talaat a-t-il jugé opportun de commencer le génocide - ou d’en faire l'essai - loin de la capitale et de ses ambassadeurs étrangers, en particulier des Américains qui révéleraient publiquement les massacres ultérieurs au monde.
Akcam lui-même s'interroge encore sur les raisons pour lesquelles le personnel des archives ottomanes lui a communiqué ces documents incriminants. «La décision et les exterminations qui ont suivi ressemblent aux premiers assassinats d'Einsatzgruppen en Pologne, m'a-t-il dit. J’ai retrouvé encore d’autres télégrammes de gouverneurs locaux dans les archives ottomanes, où le terme "extermination" des Arméniens est ouvertement utilisé. Ce sont des découvertes étonnantes. Je ne sais pas pourquoi ils ont mis ces documents à la disposition des chercheurs.»
Ils contredisent certainement l’idée - largement répandue chez les négateurs du génocide turc - que les déportations et les meurtres d’Arméniens ont eu lieu alors que la Turquie connaissait de graves difficultés militaires avec la perspective de perdre la guerre. Non seulement les décisions d’Erzurum furent prises cinq mois avant Gallipoli et un mois avant que les Russes ne détruisent les forces turques dans les forêts de Sarikamish, mais l'assassinat des Arméniens était en cours bien avant la mise en danger de l'Etat ottoman.
Les premiers massacres d’Arméniens à l’extrême Est de la Turquie - bien avant que la communauté arménienne d’Istanbul ne se sente menacée - ressemblent étrangement à ce qu’on connu les Juifs à Vienne, après l’Anschluss d’Hitler en 1938, lorsque les nazis ont incorporé l’Autriche au Troisième Reich.
Les Juifs qui ont fui les massacres et l'antisémitisme de la capitale autrichienne pour l'Allemagne ont constaté que les Juifs étaient moins discriminés à Berlin. Cela, bien sûr, ne dura pas. Les Allemands ont préféré commettre leurs crimes contre l’humanité les plus cruels contre les Juifs en dehors du Reich: dans les ghettos de Pologne et d'Ukraine - à Babi Yar - dans les champs de la mort de Biélorussie et de la Russie, puis, après Wannsee, dans les camps d'extermination et les chambres à gaz installées en Pologne.
Hitler a suivi de près l’histoire des massacres arméniens et les a souvent évoqués au cours des années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale. L'Allemagne nazie a envié les Turcs d'avoir «purifié» la race turque et les diplomates allemands en Turquie lors de la Première Guerre mondiale ont été témoins des déportations arméniennes dans des villes éloignées d'Istanbul. Les communautés rurales turques et kurdes musulmanes, loin de la sophistication d’Istanbul ou de Smyrne, étaient plus à même d’accepter les premières brutalités; il est certain qu’elles y ont participé.
En d’autres termes, les villes de province ont fourni l’élan nécessaire pour massacrer les minorités de l’empire ottoman, tout comme les milices baltes et ukrainiennes alliées aux nazis n’eurent pas besoin d’en recevoir l’ordre pour assassiner leurs voisins juifs. Berlin n'a pas non plus ordonné aux Croates de tuer leurs voisins serbes après l'occupation de la Yougoslavie par l'Allemagne en 1941; ils l'ont fait sans ordre de Berlin. Les racines de leur racisme génocidaire existaient déjà.
Est-ce que cela s'applique au Rwanda, où jusqu'à un million de Tutsis et de Hutus modérés - dont 70% de la population tutsie - ont été massacrés lors du génocide de 1994? C’était organisé et planifié au niveau central, mais l'exécution de ces crimes contre l'humanité fut l’œuvre de Hutus dans tout le pays, où des voisins ont tué des voisins. Pour accomplir leurs persécutions et les meurtres de chrétiens et de Yézidis en Irak et en Syrie, Daesh - qui rassemblait des musulmans du monde entier - n'a peut-être pas été aidée particulièrement par la population locale. Cependant, alors que certains Arabes essayaient de protéger leurs voisins, d'autres pillaient systématiquement leurs maisons après que l'Etat islamique eut massacré ou expulsé leurs propriétaires.
Le professeur Umit Kurt de l'Université hébraïque de Jérusalem a étudié la dépossession et le meurtre d'Arméniens en 1915 dans la ville d'Aintab, dans le sud du pays, et a révélé que des musulmans turcs de la localité avaient participé librement et de leur plein gré aux crimes. Ce qu’il a découvert, c’est qu’un gouvernement génocidaire doit avoir le soutien local de toutes les branches d’une société respectable : fonctionnaires des impôts, juges, magistrats, policiers, membres du clergé, avocats, banquiers et, malheureusement, les voisins des victimes. Sans parler des gouverneurs.
En d'autres termes, les dirigeants ne commettent pas de génocide, seuls. Les gens ordinaires le font. Et les holocaustes peuvent commencer au loin, à l'est, et bien avant la date à laquelle nous pensions tous que les bains de sang avaient commencé.
Robert Fisk écrit pour The Independent, où cette chronique a paru à l'origine.
Lien de l’article en VO: