Un Brexit ‘sans accord’ déclencherait une guerre froide économique avec l'UE

Publié le

Par Patrick Cockburn pour Counterpunch le 31 juillet 2019

Source de la photo: August Brill

Source de la photo: August Brill

Le bluff a toujours été une caractéristique essentielle de la puissance britannique, même lorsque l’empire britannique couvrait une grande partie du globe. En voici un exemple: un capitaine de la marine royale fut envoyé avec un petit navire en Extrême-Orient pour obliger un dirigeant local à obéir à des ordres donnés par les autorités britanniques. «Que dois-je faire s'il refuse de faire ce que je lui dis?» demanda le capitaine à ses supérieurs avant de partir. «Nous n’avons plus de navires disponibles, vous devrez donc faire demi-tour et rentrer», a été la réponse peu rassurante. Le capitaine effectua sa mission et transmit les demandes britanniques au souverain récalcitrant. «Que se passera-t-il si je refuse d'obéir?» demanda celui-ci. «Dans ce cas, répondit le capitaine d’un ton menaçant, je n'aurai d'autre choix que d'exécuter la seconde moitié de mes instructions.»

Ce jour-là, les Britanniques ont réussi leur coup, mais seules les grandes puissances peuvent se permettre de bluffer de la sorte. Cela fonctionne parce que personne n’ose en affronter les conséquences sans savoir si c’est du bluff ou non. L’erreur de Theresa May a été de faire planer la menace vague d'un Brexit no deal au centre de sa stratégie et de s'attendre à ce que cela soit pris au sérieux par Bruxelles. La plupart des gens pensaient qu’elle bluffait parce qu’ils estimaient que la Grande-Bretagne ne ferait rien d’aussi destructeur pour l’économie et source de discorde politique. Boris Johnson est maintenant en train de repeindre à neuf le no deal pour le rendre crédible, mais cela ne change pas l'équilibre des forces qui, comme toujours, sont plutôt contre la Grande-Bretagne et en faveur de l'UE, ce que les eurosceptiques ne semblent jamais comprendre.

L'analyse d'un Brexit no deal manque souvent de réalisme car l'accent est mis sur l'économie plutôt que sur la politique. Ce que contredit l’expérience des trois dernières années, au cours desquelles la perspective du départ de la Grande-Bretagne de l’UE a généré de grands bouleversements politiques, mais n’a eu que des conséquences économiques limitées, pour une raison évidente: la Grande-Bretagne n’a pas encore quitté l’UE. En revanche, un départ no deal serait désapprouvé par une part si importante de la population que cela entraînerait un séisme politique, et élargirait encore les failles, déjà immenses, au sein de la société britannique.

Le cabinet de droite dure nommé par Johnson reconnaît implicitement que les divisions au sein du parti conservateur sont tellement chargées de rancœur qu’elles sont une source de paralysie lorsque toutes les factions sont représentées au gouvernement. La cohésion temporaire obtenue en confiant presque tous les ministères à une seule faction du parti conservateur, elle-même minoritaire au parlement, pourrait bien s'avérer plus explosive encore. Le fait que la décision la plus importante prise en Grande-Bretagne depuis quatre-vingts ans soit prise par un groupe aussi peu représentatif la délégitimise dès le début.

Un Brexit no deal ne serait que le premier acte d'une guerre froide économique menée contre le reste de l'Europe dans un conflit qui pourrait durer des années. Ce n’est pas surprenant, car une nouvelle caractéristique des conflits entre États nationaux est que les hostilités économiques remplacent les hostilités militaires, bien que le degré de confrontation varie considérablement d’un pays à l’autre. Le conflit entre les Etats-Unis et l'Iran, dans lequel le président Trump tente de forcer les Iraniens à la soumission par un siège économique de plus en plus serré, est ce qui se rapproche le plus d'une guerre conventionnelle.

Les sanctions américaines et européennes contre la Syrie constituent également une tentative d'étranglement économique. Selon l’envoyé spécial des États-Unis, James Jeffery, leur objectif est de "rendre la vie aussi misérable que possible pour ce régime agonisant et de laisser les Russes et les Iraniens, qui ont provoqué ce gâchis, y remédier". Dans la pratique, ce sont les Syriens ordinaires qui meurent à cause de l'effondrement du niveau de vie et du manque de soins médicaux, alors que les dirigeants syriens n’en souffrent presque pas.

Les sanctions et les taxes sont au cœur des méthodes de Trump pour rendre l’Amérique great again et ce n’est pas idiot. Cela met une pression intense sur la Chine, la grande rivale de l’Amérique, mais aussi sur le Canada et le Mexique. La supériorité militaire tant vantée de l’Amérique n’a pas réussi à gagner les guerres en Irak et en Afghanistan, ce qui a conduit Trump à changer de tactique. En deux ans et demi, il n’a pas déclenché un seul conflit militaire, mais une série de guerres commerciales. Il a compris qu’en matière de guerre, le Trésor américain a un bilan plus efficace que le Pentagone. Les sanctions et les taxes, à la différence des guerres menées par les militaires, peuvent être activées et désactivées et sont moins délicates d’un point de vue politique, car aucun Américain mort n’est rapatrié.

Ce point de vue est important pour le Royaume-Uni car, en dehors de l'UE, il sera inévitablement encore plus dépendant des États-Unis. En témoigne l’arraisonnement extrêmement provocant et d’une légalité douteuse par les commandos de Royal Navy du pétrolier iranien Grace 1 au large de Gibraltar le 4 juillet. Cela a inévitablement conduit, le 19 juillet, à la capture iranienne du Stena Impero, sous pavillon britannique, dans le détroit d'Ormuz. Dans une de ses dernières déclarations en tant que ministre des Affaires étrangères, Jeremy Hunt a déclaré que la Grande-Bretagne ne souscrivait pas à la politique américaine de "pression maximale" vis-à-vis de l'Iran, même si elle semblait l'avoir fait, et comptait sur les États européens, notamment la France et l'Allemagne, pour mettre en place une force de protection maritime dans le Golfe.

Nombreux sont ceux qui en soulignent l'ironie: le Royaume-Uni demande à l'UE de lui fournir des escortes navales dans le Golfe au moment même où Johnson affirme son intention de faire sortir à tout prix le Royaume-Uni de l'Europe le 31 octobre. Si le Royaume-Uni décidait de se joindre ouvertement - comme il semble déjà l’avoir fait secrètement – à la coalition dirigée par les États-Unis contre l'Iran serait un signe de l'émergence d'une coalition anglo-saxonne Trump/Johnson au Moyen-Orient.

Plus importante encore serait la dépendance inévitable de la Grande-Bretagne à l’égard des Etats-Unis, en cas de no deal ou d’un départ de la Grande-Bretagne, tellement litigieux et contestable qu’il déclencherait une guerre froide durable entre les deux. Dans une telle confrontation, Johnson se tournerait vers Trump et Washington non seulement pour signer un accord commercial mais également pour obtenir un soutien politique global contre l'UE.

Le Brexit en Grande-Bretagne a depuis longtemps cessé d’être uniquement destiné à quitter l’UE. C’est devenu pour l'extrême droite un moyen politique afin de rapprocher la Grande-Bretagne de l'Amérique de Trump. En cas de rivalité avec l'UE, le Royaume-Uni mettrait en place une dérégulation et réduirait les impôts afin d’attirer les entreprises de l'UE.

Faire de la Grande-Bretagne un «Singapour sur la Tamise» avait l'air loufoque et irréaliste lorsque cela a été évoqué comme option après le référendum. C’est plus faisable aujourd'hui - et tentant pour la plupart des membres du gouvernement actuel - dans le contexte d'une relation hostile permanente entre la Grande-Bretagne et l'UE.

Du point de vue de Trump, s’allier à la Grande-Bretagne dans une guerre froide économique de ce type  serait un moyen, après le Brexit, d’affaiblir ou de nuire à l’UE, le plus grand bloc commercial du monde, à laquelle il a toujours été opposé.

Patrick Cockburn est l'auteur de La montée de l'État islamique: ISIS et la nouvelle révolution sunnite.

Lien de l’article en anglais :

https://www.counterpunch.org/2019/07/31/a-no-deal-brexit-would-spark-an-economic-cold-war-with-the-eu/

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article