Dérapages: dans cette série française d’Arte rachetée par Netflix, un chômeur prend des mesures extrêmes
Par Joanne Laurier pour le World Socialist Web Site le 3 juillet 2020
Dérapages, la minisérie française d’Arte dont les droits ont été racheté par Netflix, qui est basée sur un roman de Pierre Lemaitre écrit en 2010, Cadres Noirs, a été réalisée par Ziad Doueri, qui a co-écrit le scénario avec Lemaitre.
Le feuilleton en six parties parle du sort d'un homme d'âge moyen, Alain Delambre, qui cherche à remédier à son chômage de longue durée par des mesures extrêmes. La mini-série, qui met en vedette l'ancien joueur de football de Manchester United, Eric Cantona, qui tient le rôle principal, a été très populaire en France.
Une œuvre intrigante qui retient l'attention du spectateur tout au long, Dérapages est résolument inégale, aussi bien artistiquement que socialement. Elle dégage une hostilité envers le capitalisme et les principaux dirigeants d'entreprise, mais alors que la série évolue dans de l'action de style thriller, l'élément social va et vient. De plus, le personnage central, généralement désagréable et antipathique, nuit à une œuvre contestatrice et potentiellement percutante sur la société française moderne.
Sur le point de perdre son appartement parisien miteux, Delambre (Cantona), qui vit avec sa femme Nicole (Suzanne Clément), est au chômage depuis six ans. En raison de son âge, il a été licencié de son poste de directeur des ressources humaines (RH). Depuis lors, il est passé d'un emploi à bas salaire à un autre.
Delambre est déprimé et en colère, ainsi qu'impuissant émotionnellement et physiquement. Son dernier boulot misérable est dans une usine de pièces automobiles, où il riposte violemment contre un contremaitre abusif. De plus en plus, Nicole et les filles du couple - Lucie (Alice de Lencquesaing), avocate novice, et Mathilde (Louise Coldefy), enceintes et mariées au pompeux Gregory (Nicolas Martinez) - trouvent Alain insupportable. Le seul qui peut le tolérer est Charles (Gustave Kervern), un informaticien sans abri et alcoolique.
La vie est certes sombre, mais miraculeusement, Alain est présélectionné pour un poste dans le département RH du géant de l'aérospatiale Exxya. C'est suspect car il a mal performé lors d'un test de qualification. Il s'avère que le PDG de la firme, Alexandre Dorfmann (Alex Lutz), a un plan farfelu pour tester la loyauté et la ténacité de ses dirigeants et sélectionner celui qui peut le mieux diriger la suppression de plus de 1 200 emplois - deux sur trois des travailleurs de l'usine d'Exxya à Beauvais dans le nord de la France.
Le hipster discret Dorfmann a opté pour ce plan en raison de sa crainte que «le syndicat et les travailleurs… voudront mettre le feu [à l'usine], pas seulement brûler des pneus, ils menaceront aussi de lyncher les dirigeants. Nous devons tester leur résistance face à la violence réelle.»
Le directeur d'Exxya, avec l'aide d'un consultant, veut dépouiller la haute direction à «nue» en mettant en place un faux scénario de prise d'otage pour évaluer ses réactions. Alain prend conscience du stratagème grâce au piratage informatique de Charles. Pour mettre toutes les chances de son côté dans la recherche d'un emploi, il engage un douteux expert en lutte contre le terrorisme comme entraîneur. Alain ment également à Mathilde et lui extorque de l'argent pour payer ses cours de style militaire.
Il transforme ensuite le drame de la prise d’otages bidon de Dorfmann en un véritable scénario pour créer les conditions lui permettant de voler à la compagnie 20 millions d'euros – la caisse noire pour les pots-de-vin. «Les chômeurs sont aux commandes. L'humiliation rend les gens violents», crie Alain aux otages terrifiés.
Il justifie en outre ses actes: «Le système m'a provoqué. La colère, c'est comme l'argent, quand cela fonctionne, ça grandit et elle a éventuellement besoin d'un débouché.» Conduit en prison, Alain écrit un livre et devient le chômeur le plus célèbre de France, manipulant sa fille avocate Lucie d’abord réticente pour le défendre.
Dans l'épisode final, Alain et Dorfmann s'affrontent. Le PDG affirme à un moment donné: «Vous pensez que le capitalisme est inhumain et basé sur la cupidité. Qu'il maintient la pauvreté afin d'enrichir les riches», tandis qu'Alain hoche la tête. Dorfmann essaie ensuite de justifier son entreprise et lui-même en suggérant qu’Alain et lui-même, en fait, ne sont pas si différents. «Vous savez pourquoi vous et moi nous ressemblons plus que vous ne le pensez? Tout simplement parce que nous sommes des êtres humains… Nous ressemblons plus à des loups qu'à des agneaux… Nous sommes capables de tout.»
Delambre répond: «Seuls les privilégiés peuvent se permettre ce type de morale. Ce n'est pas nécessaire avec moi. En fait, votre système m'a menti, m'a manipulé, m'a utilisé et allait me débarrasser de moi sans arrière-pensée.» Les 20 millions de dollars en question, dit-il, «ne m'appartiennent pas parce que je les ai volés. Ils sont à moi parce que je l'ai mérité.»
La conspiration brutale de Dorfmann est vaguement basée sur un événement réel. En octobre 2005, Philippe Santini, directeur général de la publicité de France Télévisions, a créé un faux exercice de prise d'otages à l'issue duquel ses victimes ont souffert de stress post-traumatique. Mediapart décrit: «Une unité de commando de neuf hommes cagoulés… des agents lourdement armés du GIGN [Groupe national d'intervention de la gendarmerie, une unité antiterroriste] ont fait irruption dans la salle de réunion et ont pris tous les cadres du FTP en otage.» En 2009, l'une des victimes a porté plainte et Santini a finalement été condamné.
L'auteur du roman sur lequel la série est basée, Pierre Lemaitre, a déclaré à Mediapart qu'il avait trouvé l'incident de 2005 «particulièrement choquant, mais à mes yeux, pas vraiment surprenant». Lemaitre a pris note du fait que le faux épisode de prise d'otages marquait une nouvelle étape dans le contrôle que la direction tentait d'exercer sur les salariés, au point qu'elle revendiquait désormais «un droit à la vie et à la mort» sur eux. Les ressources inhumaines peuvent être inspirées par un événement réel, mais cela ne garantit pas sa cohésion et sa plausibilité ultimes. La série va des réponses et actions «typiques» au point de rupture, et au-delà. Les acteurs jouent bien dans cette mini-série visuellement attrayante qui tente de présenter une réaction fantaisiste d'une personne sur un million face au chômage, ce qui nécessite les services d'un héros de film d'action, de manière sérieuse et «réaliste». En fin de compte, les créateurs de la série ne parviennent pas à réussir cet exploit.
Par conséquent, le thème important du chômage, ses humiliations et ses souffrances, et les crimes globaux du capitalisme ont tendance à se perdre dans la dramatisation d'un acte exotique et individualiste.
Dorfmann craint que les travailleurs licenciés ne s'opposent farouchement à ses efforts pour fermer l'usine de Beauvais. Il s'agit d'un résultat plus que probable dans un pays qui a vu de nombreuses occupations d'usines et des millions de personnes manifester contre les réductions de pensions. Quel rapport y a-t-il entre la formation des commandos et la prise d'otages, susceptible d'être reprise par des éléments antisociaux et désorientés de la classe moyenne?
Il est à noter que l’on n’entend pas la voix des 1,200 travailleurs licenciés qui, d’ailleurs, ne sont même pas représentés dans Dérapages. Bien qu'Alain se considère comme un guerrier au service des chômeurs, il reste concentré sur l'argent et ne fait aucun effort pour contacter les travailleurs.
Au lieu de cela, ses actions ont déclenché une série de tragédies, qui détruisent ou mettent en danger bon nombre de ceux qui l'entourent. Tout cela se déroule dans les coulisses, dans le dos des travailleurs de Beauvais et du public. Quel est précisément le point ici?
La série suggère à maintes reprises qu'une société inhumaine produit une réponse inhumaine. Mais ce n’est pas seulement ça. Elle produit également une réponse humaine et progressive, comme les manifestations mondiales contre la violence de la police et le mouvement des Gilets jaunes. Dérapages, comme son titre l'indique, affiche une perspicacité considérable jusqu'à un certain point, puis se perd en route.
Lien de l’article en anglais: