L'Affaire N'Gustro de Jean-Patrick Manchette, un roman noir inspiré de l’affaire Ben Barka
Extrait de "L'Affaire N'Gustro"
Source : L'Affaire N'Gustro. Paris, Série Noire, 1971;
Traduit en anglais par Joel Tannenbaum pour marxists.org en 2016
Ce premier roman de Manchette est clairement inspiré par l'infâme enlèvement du politicien marocain de gauche Ben Barka, qui a disparu à Paris en 1965. Le premier chapitre présente une description froidement impartiale de l'assassinat d'Henri Butron, membre de l'extrême droite paramilitaire "Organisation de l'armée secrète", personnage central de l'histoire. Ci-dessous, le premier chapitre du livre:
Chapitre 1
Henri Butron est assis tout seul dans le bureau obscur. Il porte une veste d’intérieur à brandebourgs. Sa figure est pâle. Il sue lentement. Il a des lunettes noires sur les yeux et un chapeau blanc sur la tête. Devant lui, il y a un petit magnétophone, qui tourne. Butron fume de petits cigares et parle devant le magnétophone. Il trébuche sur certains mots.
La nuit est assez avancée et le silence total autour de la demeure, éloignée du port de Rouen. Butron a terminé. Il se lisse la moustache et arrête le magnétophone. Il rembobine l’enregistrement. Il a l’intention de l’écouter. Sa propre vie le fascine.
La Poignée de la porte grince. Butron bondit du fauteuil. La sueur jaillit de son front comme d’une olive pressée l’huile. La porte ne s’ouvre pas aussitôt parce que la serrure est fermée. Butron hoquette. Il n’y a aucune issue au bureau, que cette porte. Il aurait dû s’installer dans une autre pièce. Il est trop tard pour y penser. Quelqu’un envoie un coup de talon dans la porte, à la hauteur de la serrure; ça casse, c’est ouvert.
Butron essaie niaisement de s’incorporer au mur opposé. Il veut y enfoncer son dos. Ses mains griffent le papier à fleurettes, ses ongles pénètrent le plâtre qu’ils éraflent, ils se cassent.
Deux hommes, pas pressés, marchent dans le bureau. Le Blanc, en manteau de cuir, jette un coup d’œil à Butron, le juge inoffensif et oblique vers le magnétophone. La bobine s’est complètement réenroulée et tourne fou, la queue de la bande fouettant l’air. Le Blanc arrête la machine. L’autre type, un Nègre qui porte une petite casquette de drap bleu marine et un imperméable genre Royal Navy, s’arrête devant Butron et sort de sa poche un automatique espagnol Astra muni d’un silencieux bricolé. Butron n’a plus le contrôle de ses fonctions naturelles. Il souille son pantalon. Le Nègre lui tire une balle qui lui perfore le cœur, ressort dans le dos, sous l’omoplate gauche, par un trou grand comme une tomate; de la chair et du sang giclent sur le mur éraflé; le cœur de Butron a éclaté. Sa tête cogne contre le mur et il rebondit en avant, et tombe sur le visage au milieu du tapis. Ses excréments continuent de sortir pendant trois ou quatre secondes après qu’il est mort.
Le Nègre ôte de l’Astra le silencieux tiède et le met dans sa poche, puis jette l’Astra par terre au pied du mur.
Le Blanc met la bobine enregistrée dans une enveloppe, colle l’enveloppe et la fourre à l’intérieur de son manteau de cuir.
Cependant le Nègre décroche le combiné téléphonique proche du magnétophone, et forme un numéro.
— Butron vient de se suicider, annonce-t-il. Vous pouvez venir.
Quelques instants plus tard, des agents de police cernent la maison. Deux policiers en imperméable et un petit homme rond, qui doit être le médecin légiste, pénètrent dans la maison. Le Blanc et le Nègre serrent la main d’un des deux hommes en imperméable.
— Bon, dit le Blanc, eh bien, faut qu’on se sauve.
— Ciao, dit le commissaire à qui ils ont serré la main.
Les deux hommes s’en vont. Ils montent dans une Ford Mustang et ils roulent vers Paris. En chemin, sur la radio de l’auto, ils entendent Melody For Melanie, de Jackie Mac Lean. Le Blanc qui conduit marque la mesure sur le volant à housse de cuir et laisse échapper par intervalles de petits ricanements débiles. Cependant, le Nègre est immobile et, au bout d’un moment, il s’endort et se met à ronfler.
Il se réveille un peu après que la Mustang a quitté l’autoroute. Elle est au voisinage de Montfort-l’Amaury. Elle emprunte des routes départementales. Elle accède à une villa couverte de vigne vierge et de roses trémières. Il y a de la lumière. On les attendait.
Ils pénètrent dans un bureau. Derrière une table, devant une bibliothèque fournie en belles reliures, se tient un Nègre au nez maigre et aquilin. Il a plutôt un physique de Dankali qu’un physique de Nègre. Il porte un costume italien. Il a plusieurs bagues. Il fume une Bastos. C’est le maréchal George Clémenceau Oufiri. Les deux tueurs lui donnent la bobine dans l’enveloppe et repartent.
Le maréchal sort un petit magnétophone d’un tiroir du bureau; il place la bobine sur la machine. Il écoute et il se marre. Quand il se marre, on voit qu’il a les dents limées.
Lien de l'extrait traduit en anglais:
https://www.marxists.org/archive/manchette/1971/ngustro-affair.htm
Voir aussi "Dashiell Hammett, l’inventeur du roman noir, vu par Jean-Patrick Manchette" sur le lien suivant: