Le président autoritaire de la Turquie se sert de la guerre en Ukraine pour resserrer son contrôle sur son pays

Publié le par La Gazette du Citoyen

Par Kate Harry pour Jacobin Mag le 30 juin 2022

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan lors d'une réunion le dernier jour du sommet de l'OTAN à Madrid, Espagne, 2022 (Crédit photo: Valeria Mongelli/Bloomberg via Getty Images)

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan lors d'une réunion le dernier jour du sommet de l'OTAN à Madrid, Espagne, 2022 (Crédit photo: Valeria Mongelli/Bloomberg via Getty Images)

Pendant des années, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a mené une répression sévère contre les Kurdes et les dissidents au nom de l'antiterrorisme. Maintenant, il utilise son rôle au sein de l'OTAN pour blanchir son image et asseoir son pouvoir chez lui.

Le vendredi 22 avril, alors que le ministre turc des Finances, Nurettin Nebati, rencontrait des financiers à New York, et que le ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, se préparait à rendre visite à son homologue américain à Washington, Osman Kavala prononçait sa déclaration finale dans un procès qui allait déterminer s'il passerait le reste de sa vie en prison.
Assis sur une chaise en plastique blanc dans une cellule d'isolement rose, Kavala s'est adressé à des centaines de journalistes, avocats, diplomates et défenseurs des droits humains. Il semblait tranquille, bien qu’amaigri, ne trahissant pas complètement les quatre ans et demi qu'il a passés derrière les barreaux, en grande partie en détention provisoire. Il est resté mesuré dans sa défense, tout en condamnant la procédure. Il a déclaré tout d’abord qu'il «ne s'attendait pas à ce que sa déclaration ait un impact sur le jugement», qualifiant le procès de «complètement faussé» et sa détention d’«acte de privation de liberté par abus de pouvoir». Les organisations de défense des droits humains et les gouvernements du monde entier en sont d'accord.
Tandis que le président Recep Tayyip Erdoğan rencontrait le secrétaire général de l'ONU António Guterres à Ankara, le lundi suivant, Kavala était condamné à une peine aggravée d'emprisonnement à perpétuité pour tentative de renversement du gouvernement. Sept autres accusés - Mücella Yapıcı, Çiğdem Mater, Hakan Altınay, Mine Özerden, Can Atalay, Yiğit Ali Ekmekçi et Tayfun Kahraman – ont chacun été condamnés à dix-huit ans de prison. Au moment où Erdoğan et Guterres rendaient public leur programme de coopération, Tayfun Kahraman en larmes disait au revoir à sa toute petite fille dans les couloirs du tribunal pénal d'Istanbul.  
Depuis la tentative de coup d'État de 2016 et la répression qui a suivi, les États occidentaux ont fortement condamné la politique de plus en plus autoritaire d'Erdoğan. Mais la guerre russo-ukrainienne et l'importance stratégique de la Turquie dans ce contexte ont révélé le vide de ces condamnations. Alors même que les abus du gouvernement d'Erdoğan se poursuivent en Turquie, il est courtisé comme un acteur essentiel pour mettre fin à l'invasion de la Russie.  
Cette attitude à l’égard de la Turquie s'est poursuivie lors du sommet de l'OTAN qui s’est tenu cette semaine à Madrid, où les homologues occidentaux de la Turquie ont rencontré Erdoğan, espérant qu'il retirerait son veto à l'adhésion de la Suède et de la Finlande au pacte. Deux jours seulement après l'arrestation violente de 361 personnes lors d'une Marche des fiertés, Erdoğan a obtenu des concessions longtemps recherchées, telles que la coopération finlandaise et suédoise dans la soi-disant «lutte contre le terrorisme».
Ce rapprochement avec Erdoğan et son gouvernement a continué, alors même que la Turquie renforçait ses alliances avec de supposés adversaires de l'Occident – ​​et de la communauté internationale des droits de l'homme. Malgré les sanctions européennes et américaines, la Turquie continue d'importer la grande majorité de son gaz de Russie, sans que rien n'indique qu'elle soit disposée à arrêter ces importations. De plus, alors que la catastrophe économique se profile, Erdoğan et son gouvernement se sont rapprochés de l'Arabie saoudite et de son prince Mohammed bin Salman, connu pour avoir été impliqué dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien à Istanbul.  
Tout ceci montre une Turquie se rapprochant des États autoritaristes et augmentant sa répression de l'opposition et de la dissidence à l'approche des élections prévues l'année prochaine, tout en bénéficiant simultanément de l’appui diplomatique de l'OTAN et des États occidentaux. Cette contradiction apparente démontre, par-dessus tout, l'acceptation par les États occidentaux de l'autoritarisme et des violations des droits de l'homme lorsque cela leur est stratégiquement et diplomatiquement bénéfique. 
Réprimer la dissidence  
Jusqu'à ce que la Russie envahisse l'Ukraine, les relations de la Turquie avec Washington, l'Europe et d'autres alliés occidentaux étaient tendues. Des milliers de personnes étaient emprisonnées, accusées de terrorisme ou d’insulte au président, des dizaines de journalistes étaient derrière les barreaux et d'éminents politiciens de l'opposition ainsi que des membres de la société civile étaient en prison, sur de fausses accusations. Les alliés de la Turquie dans l'OTAN étaient particulièrement préoccupés par l'emprisonnement de Selahattin Demirtaş - ancien coprésident du Parti démocratique du peuple, pro-kurde - et celui d'Osman Kavala, un riche philanthrope de gauche connu pour avoir fondé l'organisation interculturelle Anadolu Kültür, Les deux hommes furent arrêtés pendant l'état d'urgence qui a suivi le coup d'État, et tous deux ont été maintenus en prison, au cours de procès pour de multiples accusations sans rapport entre elles. Leur emprisonnement a été condamné par Washington et les capitales de l'Union Européenne: le Conseil de l'Europe a entamé une procédure d'infraction pour la détention de Kavala et a voté pour condamner l'emprisonnement de Demirtaş.
Kavala avait été détenu et officiellement arrêté à l'automne 2017 pour avoir prétendument planifié les manifestations de 2013 au parc Gezi. Homme d'affaires né à Paris dans une famille aisée, Kavala s'est fait un nom en tant que champion de groupes historiquement décriés en Turquie, comme les Arméniens, les Kurdes et les Alévis. Sa fondation, désormais dirigée par Asena Günal, a financé des projets artistiques et culturels, concentrés dans les régions de l'est, en grande partie kurdes. 
Kavala était un partisan des manifestations anti-gouvernementales au parc Gezi, suscitées par des projets de construction d'un centre commercial sur la place Taksim d'Istanbul. Elles se sont transformées en un mouvement contre la violence policière et la répression menée par le gouvernement d'Erdoğan. Pendant un mois, les manifestants ont campé – à la manière du mouvement Occupy – sur la place Taksim, où, selon les participants, ils ont formé une communauté «autosuffisante». Kavala, qui a grandi à proximité, a apporté des chaises et des pâtisseries pour les manifestants; de nombreuses personnes des quartiers environnants ont fait de même. 
Après l'arrestation de Kavala en novembre 2017, il a été maintenu en détention provisoire jusqu'en février 2020, date à laquelle il a été innocenté de ces accusations et libéré – mais seulement momentanément. Sans même sortir de la prison de Silivri, il a été immédiatement arrêté de nouveau pour avoir participé à la tentative de coup d'État de 2016 avec l'universitaire américain Henri Barkey, et de nouveau placé en détention provisoire. L'affaire Gezi a été réouverte en mai 2021. 
Kavala était devenu pour les gouvernements occidentaux un exemple évident du «recul» de la Turquie. Après l'élection de Joe Biden, Washington et ses alliés ont proclamé le retour d'une politique des «droits de l'homme» qui présentait les États-Unis comme le leader mondial à cet égard, malgré leurs propres abus continus. Le cas de Kavala fut porté devant le Congrès et largement débattu dans la société civile, américaine comme européenne; la campagne aboutit à une déclaration, datée d'octobre 2021, dans laquelle les ambassadeurs en Turquie de dix pays ont exigé sa libération. 
Erdoğan accusa les ambassadeurs en question de violer la souveraineté de la Turquie et menaça de les déclarer persona non grata. Les dix représentants furent convoqués au ministère des Affaires étrangères à Ankara, où une réunion à huis clos se termina par la publication, aux États-Unis, au Canada et dans les autres pays qui avaient signé la déclaration, de communiqués sur Twitter affirmant qu'ils respecteraient la souveraineté de la Turquie conformément aux normes internationales.
La déclaration d’octobre 2021 et la détention de Kavala disparurent des gros titres internationaux.
Un effet de levier 
Depuis le déclenchement de la guerre civile en Syrie et l'augmentation du nombre de réfugiés se dirigeant vers l'Europe via la Turquie, Erdoğan a pu utiliser la menace d'ouverture des frontières turques pour repousser les critiques de ses abus. Mais c'est le conflit russo-ukrainien qui lui a offert un nouveau levier remarquable, alors même qu'il fait face à une situation économique désastreuse et à une élection difficile. 
Dans la perspective de l'invasion russe de l'Ukraine le 24 février, la Turquie est apparue comme un facteur capital dans tout conflit potentiel, en particulier en raison de sa position le long du Bosphore. Le détroit, contrôlé par la Turquie en vertu de la Convention de Montreux, est le seul moyen d'accéder depuis la Méditerranée aux ports importants de la mer Noire, Odessa et  Marioupol – devenus des cibles-clés du siège russe. Alors qu'une flotte de navires de guerre russes se dirigeait de la Baltique en contournant l'Europe vers le Bosphore, tous les regards se sont tournés vers la réaction de la Turquie. 
La Turquie a laissé passer les navires sans problème le 8 février, affirmant qu'elle n'avait pas le droit d'interdire aux navires de retourner dans leurs ports d'attache. Mais le 23 février, Erdoğan déclara à Vladimir Poutine lors d'un appel téléphonique que la Turquie reconnaissait l'importance de la souveraineté et de l'indépendance de l'Ukraine. L'incident du 8 février et la déclaration contradictoire du 23 ont mis en évidence le rôle que la Turquie allait jouer dans les mois à venir, évitant l'animosité avec les alliés de l'OTAN, tout en faisant ce qui était en son pouvoir pour éviter de contrarier la Russie. 
La Turquie est profondément liée aux deux États belligérants. Chaque année plus d'un tiers des touristes en Turquie viennent de ces deux pays – en 2019, 7 millions environ sont venus de Russie et 1,5 million d'Ukraine –. La Turquie est par ailleurs très dépendante du commerce avec les deux pays. La Turquie et l'Ukraine développent conjointement des drones Bayraktar TB2, eux-mêmes essentiels à la lutte contre la Russie, et la Turquie dépend également de Kiev pour le savoir-faire et le développement des moteurs à réaction. La Turquie a importé pour 861 millions de dollars de céréales d'Ukraine en 2021, tandis que plus de 40% de ses besoins en gaz ont été satisfaits par la Russie. Au cœur d'une crise économique et d'une inflation qui a atteint un niveau historique, faisant déjà grimper les prix de l'énergie et des denrées alimentaires, le gouvernement turc confronté à des élections en 2023 était réticent à sacrifier l'une ou l'autre relation. 
Au lieu de cela, le gouvernement d’Erdoğan a essayé d’utiliser ces liens  pour assumer un rôle de faiseur de paix. Début février, il a proposé sa médiation aux présidents Zelensky et Poutine, comme étant l’un des seuls dirigeants mondiaux pouvant parler aux deux camps. Ensuite, le 10 mars, il a organisé des pourparlers de paix dans la ville d’Antalya – une ville qui reçoit de nombreux touristes russes et ukrainiens – entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays. Les rencontres donnèrent peu de résultats, mais Erdoğan persista dans son rôle. Le 29 mars, il accueillit les «pourparlers d’Istanbul», dans le lieu historique du Dolmabahce Palace, pourparlers auxquels participèrent des représentants importants des deux côtés, y compris l’oligarque russe Roman Abramovich. Bien qu’ils aient abouti à fort peu de résultats, Erdoğan fit l’objet de critiques favorables des observateurs, qui présentèrent l’Etat turc comme un intermédiaire essentiel, un personnage-clé, après avoir été mis à l’écart pendant cinq ans.
Les dirigeants européens affluèrent dans le pays pour rencontrer Erdoğan, discutant à la fois de la guerre et plus largement des relations avec la Turquie. Le chancelier allemand Olaf Scholz s'est rendu en Turquie le 14 mars pour discuter du conflit ukrainien avec Erdoğan, et les deux ont convenu de trouver des solutions à leurs différends dans les relations bilatérales. Scholz déclara que lui et Erdoğan étaient «pleinement d’accord» sur la nécessité d'une solution diplomatique à la crise ukrainienne et qu’en dépit de leurs «différences», les deux pays s'efforceraient d'étendre les relations commerciales et diplomatiques. Une semaine plus tard, le Premier ministre néerlandais Mark Rutte s'est rendu à Ankara pour la première fois en quatre ans, parlant d'une «relation spéciale» entre les deux pays après sa rencontre avec Erdoğan. Admettant que les relations avaient été tendues, Rutte, comme Scholz, déclara que la relation devait se poursuivre malgré les facteurs – y compris des violations des droits de l'homme bien documentées – qui avaient conduit à sa rupture antérieure. 
Pendant ce temps, la Turquie s'apprêtait à condamner l'un de ses membres les plus éminents de la société civile à la réclusion à perpétuité, à emprisonner les politiciens de l'opposition et à cimenter ses liens avec un pays, l'Arabie saoudite, connu pour son intolérance totale – fatale – à la dissidence. 
Un changement de politique intérieure ? 
Trois jours avant que l'affaire Gezi Park n'atteigne son audience finale, Asena Günal était provisoirement pleine d'espoir, en considération de l'économie, du flux de dirigeants étrangers visitant la Turquie et de l'état des affaires internes. 
«Osman [Kavala] ne peut plus rien contre eux, disait-elle, cela ne sert à rien de le garder en prison aussi longtemps. Quelle en serait l'utilité? Cela ne procure aucun avantage à Erdoğan, ni pour sa propagande locale ni pour ses relations internationales.»
Elle disait que Kavala lui-même espérait être libéré. Certains pensaient qu'il serait condamné, mais que les années qu'il avait déjà passées derrière les barreaux compteraient. D'autres pensaient qu'il pourrait être complètement libéré, compte tenu de la décision de la Cour européenne. 
Pour Günal, «le choix est celui-ci: soit il est libéré, soit il est condamné à la prison à vie. Est-ce possible pour ce genre de crime?» 
L'optimisme provisoire de Günal reflétait celui du pays. Beaucoup pensaient sans doute qu'Erdoğan pourrait réparer l'une des violations les plus flagrantes de son mandat. Peut-être que, alors que les dirigeants étrangers traversaient le pays et que la Turquie se présentait comme un grand médiateur, la politique intérieure pourrait également changer. 
Faux espoir. Lors du procès de Kavala, il devint évident à quel point Erdoğan avait façonné le système judiciaire à son avantage. Le lendemain du jour où les accusés, dont Kavala, eurent fait leurs déclarations finales, il a été révélé que l'un des trois juges supervisant le procès avait été choisi comme candidat au parlement pour le parti AKP d'Erdoğan. Devant une salle remplie de défenseurs internationaux des droits de l'homme, de journalistes et de représentants étrangers, les sept inculpés accusés d'avoir orchestré les manifestations du parc Gezi présentèrent des preuves du contraire. Certains n'étaient pas dans le pays. D'autres dirent qu'ils avaient apporté de la nourriture ou des chaises. D'autres ont décrit à quel point le mouvement était organique, issu d'une manifestation environnementale et se développant en une manifestation contre la violence policière et la corruption gouvernementale. Mücella Yapıcı, soixante-douze ans, était tellement en colère en parlant qu'elle tremblait, se tamponnant par intermittence le visage et la bouche avec un mouchoir. 
Leur défense ne servit à rien. 
Malgré l'espoir de Günal - et de Kavala - que le procès aboutisse à un acquittement, les sept accusés ont été reconnus coupables. Kavala a été condamné à une peine d'emprisonnement à perpétuité aggravée – c'est-à-dire à l'isolement – tandis que les autres ont été condamnés à dix-huit ans chacun. L'une des accusés, Çiğdem Mater, était en exil mais a pris un vol depuis Berlin pour assister à l'audience finale, en signe de solidarité. Elle est aujourd’hui dans une prison turque.

Les condamnations sont un signe avant-coureur inquiétant de l'année qui précède les élections prévues, au cours desquelles Erdoğan devrait faire face à une formidable opposition. La période de la guerre d'Ukraine a également donné l’occasion au gouvernement d’ouvrir un procès contre We Will Stop Femicide, un mouvement qui vise à dénombrer les meurtres de femmes en Turquie et sensibiliser l’opinion. Au cours des deux décennies de règne de l'AKP, les cas de féminicides ont monté en flèche; l'opposition en accuse les politiques misogynes du parti au pouvoir. Le mouvement a organisé des manifestations de masse depuis sa création en 2012 et surtout depuis le retrait de la Turquie en 2021 de la Convention d'Istanbul sur la violence à l'égard des femmes. En avril dernier, le mouvement a rapporté que les procureurs cherchaient maintenant à le dissoudre pour «immoralité».

Un an avant les élections prévues, le gouvernement utilise également le système judiciaire pour cibler les politiciens de l'opposition. Le 12 mai, la présidente du Parti républicain du peuple (CHP) d'Istanbul, Canan Kaftancıoğlu, a été reconnue coupable d'avoir insulté le président et condamnée à quatre ans et demi de prison. Les accusations découlent de tweets publiés par Kaftancıoğlu en 2014. Kaftancıoğlu est largement reconnue pour avoir remporté la victoire du CHP à Istanbul lors des élections locales de 2019. Le maire qu'elle a aidé à porter au pouvoir, Ekrem İmamoğlu, généralement considéré comme un candidat potentiel à la présidence, sera également jugé en septembre pour avoir insulté des membres du Conseil électoral suprême (YSK).

Les liens avec l’Arabie saoudite

Erdoğan a démontré sa volonté non seulement d'utiliser le système judiciaire pour emprisonner ses détracteurs, mais aussi de coopérer étroitement avec des gouvernements étrangers connus pour leurs abus - et leur richesse. La Turquie fait face à un niveau d'inflation le plus élevé depuis plus de vingt ans et la Banque centrale épuise ses réserves afin de stabiliser la livre par rapport aux devises étrangères. Le gouvernement a désespérément besoin de financement – ​​et est prêt à ignorer les violations des droits les plus violentes afin d'obtenir de l'argent de pays comme l'Arabie saoudite.

Lorsque le journaliste Jamal Khashoggi a été brutalement assassiné dans le consulat saoudien à Istanbul en 2018, Erdoğan a immédiatement dénoncé le meurtre. Les autorités turques ont publié des enregistrements qui auraient été réalisés à l'intérieur du consulat, et qu'Erdoğan a qualifiés d'épouvantables. Les dix-huit personnes soupçonnées d'avoir commis le meurtre ont été jugées en Turquie dans des procès qui frôlent l'obscène – les procureurs turcs ont expliqué en détail comment Khashoggi avait été démembré et cuit sur un gril au consulat, et Erdoğan a qualifié le meurtre de «menace sérieuse» à l'ordre mondial. Aussi, lorsque le gouvernement a annoncé en avril que le procès se terminerait en Arabie saoudite – garantissant en quelque sorte l'acquittement des accusés – l'apparente volte-face a été un choc pour certains. Cependant, une visite d'Erdoğan dans le royaume quelques semaines plus tard a clairement fourni une explication à la volte-face du gouvernement.

Lors de la visite d'Erdoğan le 28 avril, après trois ans d'accusations contre le prince héritier saoudien, le nom de Khashoggi n'a pas été mentionné une seule fois. Les deux pays ont passé sous silence les raisons de la rupture précédente et ont plutôt discuté de l'importance de développer les relations commerciales turco-saoudiennes.

«La crise, la rupture entre l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et la Turquie, est née du printemps arabe, puis elle a pris son propre élan, mais a perdu cet élan avec le temps, a déclaré Birol Başkan, un expert des relations Turquie-Golfe, Maintenant elle a perdu son sens.»

Confronté à une économie en crise et à des élections potentiellement difficiles, Erdoğan a abandonné l'enquête sur le meurtre et le procès en échange de liens commerciaux qui, espère-t-il, renforceront l'économie turque en difficulté.

«Erdogan ne se soucie pas des principes ou des valeurs éthiques. Il a toujours été très pragmatique», a déclaré Günal.

Au total, les quatre mois qui se sont écoulés depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie ont créé une situation politique intérieure préoccupante en Turquie. Enhardi par l'attitude positive de la communauté internationale et poursuivant des liens toujours plus étroits avec des puissances comme l'Arabie saoudite et la Russie, le gouvernement du président Erdoğan se dirige vers les élections de l'année prochaine en exerçant de multiples abus et répressions. Cette période a également mis en lumière la vacuité totale de la politique occidentale des droits de l'homme : lorsqu'un État autoritaire est stratégiquement utile, l'urgence de reconnaître les abus disparaît.

Durcissement de l'autocratie

Le Département d'État américain a déclaré qu'il était «profondément troublé et déçu» par la condamnation de Kavala, et que son emprisonnement était «incompatible avec le respect des droits de l'homme, des libertés fondamentales et de l'état de droit». Peu de temps après, l'administration a publié un rapport condamnant le non-respect des droits de l'homme en Turquie. Le président de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe – dont la Turquie est un membre fondateur et qui a engagé une procédure de sanctions contre le gouvernement d'Erdoğan pour avoir violé une décision de la Cour européenne des droits de l'homme appelant à la libération de Kavala – a également exprimé sa «profonde déception». Mais, dans la pratique, la Turquie n'a fait face à aucune autre sanction.

«L'attitude européenne à l'égard des violations des droits de l'homme en Turquie n'a jamais été très virulente», a déclaré Günal, citant le peu d'actions au-delà des rapports et des condamnations. «Je ne pense pas que [le gouvernement turc] ait besoin d'Osman Kavala pour se concilier l'Europe en ce moment.»

C'est une situation qui rappelle celle de 2015, au plus fort de la guerre en Syrie et de l'afflux de réfugiés vers l'Europe. Alors qu'Erdoğan menait une guerre violente contre la population kurde, tuant des milliers de personnes, abandonnant des corps dans la rue, la communauté internationale est restée silencieuse tant que la Turquie retenait les réfugiés en Turquie. La consolidation du pouvoir d’Erdoğan qui a commencé avec cette guerre a ensuite été renforcée par la tentative de coup d'État de 2016 suivi par l'état d'urgence et le référendum constitutionnel. Parce qu'Erdoğan détenait la «carte des réfugiés», il a pu transformer le gouvernement turc en un système soumis à un seul homme en moins de trois ans, la communauté internationale ne répondant guère plus que par des platitudes. Aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine et l'importance stratégique de la Turquie, ainsi que la carte maîtresse qu'il a jouée en menaçant de mettre son veto à l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, Erdoğan et son gouvernement pourraient aller encore plus loin.

La façon dont la Turquie tentera d'utiliser sa nouvelle proximité avec ses alliés occidentaux pour réprimer davantage la dissidence est claire au vu de la liste des demandes d'extradition que le gouvernement du président Erdoğan a adressée à la Finlande et à la Suède avant le sommet de l'OTAN à Madrid cette semaine. Selon la une du quotidien pro-gouvernemental Hürriyet en date du 27 juin, la liste des terroristes présumés que les pays nordiques abritent, selon la Turquie, comprend Ragıp Zarakolu, un candidat au prix Nobel de la paix âgé de soixante-treize ans, journaliste et activiste des droits humains. La Turquie l'accuse de terrorisme pour un discours qu'il a prononcé condamnant son traitement de la population kurde. Des accusations similaires ont été portées contre Günal, ses collègues et des personnalités politiques de l'opposition comme Selahattin Demirtaş.

Les détails sur ce à quoi ressemblera la coopération sécuritaire entre la Turquie, la Finlande et la Suède sont rares. Mais ces concessions pourraient avoir des conséquences désastreuses pour la communauté kurde et dissidente vivant dans ces États nordiques ainsi que pour les personnalités anti-gouvernementales vivant toujours en Turquie. Le bureau d'Erdoğan a déclaré avoir «obtenu ce qu'il voulait» des deux pays; ils ont accepté d’«accorder leur plein soutien» à la lutte de la Turquie contre le terrorisme, de ne pas coopérer avec les forces kurdes syriennes (PYD/YPG), que la Turquie considère comme indiscernables du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et de s'engager dans un accord d'extradition de terroristes non précisés avec le gouvernement d'Erdoğan. Ce qui, si la liste de la Turquie est acceptée, pourrait inclure des écrivains et des militants comme Zarakolu.

«Il est difficile de prédire à quoi ressemblera l'année prochaine. Qu'est-ce qu’il trouvera plus avantageux, de faire preuve de plus de clémence ou de dureté? se demande Günal. Où se placera-t-il sur l'échelle de l'autocratie? Car il est certain que cela continuera d’être une autocratie.»

Kate Harry est une journaliste basée à Istanbul.

Lien de l’article en anglais:

https://jacobin.com/2022/06/turkey-recep-tayyip-erdogan-authoritarian-war-ukraine-human-rights-abuse-anti-terrorism

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